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"L'Art français de la guerre" de Alexis Jenni

 « L’art français de la guerre », premier roman d’Alexis Jenni, vient de se voir décerner le Prix Goncourt. Alléché par son titre prometteur, espérant y découvrir une analyse subtile de l’évolution de nos concepts guerriers au cours des conflits de la décolonisation, et peut-être quelques nouveaux principes d’action propres à éclairer le futur, je m’étais jeté sur l’ouvrage dès sa parution. Comme quelques autres camarades. Ceux-là m’ont dit ce qu’ils avaient pensé du livre et, dans leur propos, j’ai retenu le mot « malaise » que presque tous utilisaient. L’ayant moi aussi ressenti, j’ai cru bon de tenter d’en analyser les raisons.

Le style du livre m’a tout d’abord déstabilisé. Mais ne voyez pas là une critique de la « forme », je serais bien mauvais juge. Non, j’ai été dérouté par le cheminement élégant, brillant, mais complexe, de la plume de l’auteur, hésitant, contournant, délivrant soudain une phrase assassine, feignant ensuite de panser la blessure occasionnée, pour mieux ensuite y replonger le fer. Ou jouer de la connivence pour amadouer, à la manière du « je vous ai compris », ou encore de la fureur emphatique, pour clamer sa révolte. J’ai pensé qu’il y avait là quelque chose d’équivoque, tour à tour encensant puis blessant, changeant inopinément de sujet, ronronnant puis jetant l’anathème. Et j’ai alors imaginé que l’auteur était tout simplement partagé, indécis, incertain. Mais que doutant lui-même, il cherchait, non pas à lever ce doute, mais à l’instiller dans l’esprit du lecteur. C’est alors que j’ai appris qu’Alexis Jenni écrivait dans des lieux publics, les cafés. Et j’ai compris que son style reflétait bien l’atmosphère particulière de ces lieux où l’esprit, assailli de toutes parts, flotte dans un brouhaha de tintements, d’exclamations, un bourdonnement de murmures, des bouffées de parfum. L’écrivain de lieu public, en permanence déconcentré, se promène dans son sujet, il flâne, et cet « art de la guerre » qu’il nous distille n’est rien d’autre qu’une flânerie.

Bien des sujets se prêtent à la flânerie ! Pourquoi pas, dès lors qu’ils sont « romans » ? Personne ne devrait se troubler, par exemple, en lisant les propos imaginaires, et souvent surprenants, qu’un écrivain inspiré va prêter à Néron, Alexandre, Napoléon, ou Saladin. Ce n’est là que fiction, et si le lecteur veut en faire sa culture historique, c’est à ses risques et périls. Il consent alors délibérément à la manipulation innocente et spirituelle d’un écrivain fantaisiste qui brode, ou à celle, perverse et subversive, d’un idéologue qui réécrit l’Histoire pour brouiller les lignes et justifier son idéologie. Quelques historiens indignés tenteront sans doute de rétablir une plus juste vérité, mais qui écoutera ces spécialistes au savoir ésotérique ? La fiction est tellement plus attrayante ! Par contre, dès lors que l’écrivain s’aventure à romancer des évènements d’un passé récent, voire d’un présent dont les acteurs sont encore bien vivants, la chose se complique. Ces personnages peuvent en effet, avec raison, dénoncer les détours contestables d’un écrivain mal informé, ou partisan, et s’insurger alors d’une présentation spécieuse de faits et d’événements dont ils ont été acteurs ou simplement témoins.

C’est bien pourquoi il faut mettre en garde contre la vision pernicieuse que « l’ art de la guerre » de Jenni s’applique, avec force et talent, à imposer tout au long de ses 632 pages. Elle est effectivement propre à créer un malaise profond. On songe d’ailleurs irrésistiblement aux « Bienveillantes », où, s’adressant à ses « frères humains », Jonathan Littell créait un malaise du même type. Mais Littell, pour l’essentiel, disait le vrai, quand Jenni, mélangeant le vrai et le faux déroule une fiction malsaine. D’autant plus malsaine qu’elle est délivrée, je pense, comme un acte de foi, mais d’une foi militante et exaltée qui déforme les faits, et ne retient des évènements que ce qui pourra nourrir son credo. M. Jenni, en fait, a la nausée, et il voudrait nous la faire partager. Et il voudrait que ce dégoût nous conduise à la révolte.

C’est à cela que va s’employer le « narrateur » du livre, imaginé par Jenni, sorte de personnage falot imbibé d’un gauchisme essentiel. Ce « héraut » va nous entraîner sur les multiples pistes des guerres de décolonisation, en survolant certaines, en piétinant d’autres avec rage. Ce qu’il narre, s’appuyant sur les « souvenirs » d’un ancien officier parachutiste, ce sont vingt années de guerre, depuis la Résistance jusqu’à l’Algérie, en passant par l’Indochine et en s’étendant complaisamment sur la bataille d’Alger, toutes séquences réunies sous le sceau gluant de la « pourriture coloniale » . On patauge dans la boue et le sang, on découvre la règle du « dix pour un », qui, pour le héraut, est le rapport permanent, « mathématique », de nos combats. Ce qu’il dénonce, ce sont les artisans de ces combats, soldatesque au front bas de tortionnaires et d’assassins, mais bizarrement courageux, souvent à l’extrême, sans que l’on sache vraiment pourquoi : pour les « copains », peut-être ? A moins qu’il ne s’agisse des conséquences de ces « grosses limites intellectuelles » qu’il soupçonne chez le soldat. L’inconscience et l’amoralité ne prédisposeraient-elles pas à ce courage froid et mécanique qui anime le guerrier ? Ce qu’il présage, c’est que le petit peuple au faciès marqué qui désormais grouille dans nos banlieues qu’il a préférées à son « bled », descendant de ceux que nous avons torturés et assassinés, va demain se révolter. Car, n’en doutons pas, lui-même maltraité et humilié, il nous hait et a soif de revanche. Et les anciens tortionnaires vieillissants, entourés des disciples aux cheveux ras qu’ils ont formés, s’apprêtent, avec une sorte de froide délectation, à la réaction.

Ce roman-flânerie est un étal de haine bavarde, et l’on sent la jubilation du narrateur à nous le présenter. Comme il nous a par ailleurs narré avec délectation, dans une digression insolite, son repas de rupture avec sa compagne et ses amis, en les conviant à un dîner préparé par lui en secret, composé de boudin sanglant, tripes laquées, têtes tranchées de mouton, « horrible amas d’odeurs fortes et de formes ensanglantées ». Les invités vomissent, les portes claquent, sa femme le quitte… C’était sans doute là la clé de « l’art français de la guerre », inspirer le dégoût, provoquer la rupture. En déroulant complaisamment cette fiction grandiloquente de la prétendue flétrissure coloniale, le narrateur dépasse résolument le niveau de cette repentance tellement à la mode dans les cercles gauchisants. Ce à quoi il aspire désormais, dans un élan masochiste, c’est à l’expiation, par la destruction de notre identité nationale,-« il faut agrandir »-, et pour cela, « l’émeute couve ; l’émeute plaît, l’émeute viendra ». Quelle foi destructrice anime donc le narrateur, sinon sa profonde détestation de la France : « la France est une façon d’expirer ».

Faut-il ajouter que M. Jenni est un enseignant ?

Faut-il rappeler que son livre, présentation fallacieuse et dégradante de certaines pages difficiles de notre Histoire de France, s’est vu décerner un Prix qui passe, en littérature, pour être le premier grand prix français ?

C’est du roman, c’est de l’art, me direz-vous ! Et vous aurez raison. Ne se pâmait-on pas, hier, devant le monumental étron de bronze exposé entre les tuyauteries de Beaubourg. Ne s’extasie t’on pas aujourd’hui devant la gigantesque main de marbre de Catellan, dont sont tranchés tous les doigts, à l’exception du majeur brandi vers le ciel…

« Tout peuple exténué attend son barbare », écrivait Cioran.

Ils sont nombreux, les « intelligents » de tout type, à l’attendre à la porte de nos cités.