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Mexico

Joël Bertrand

Directeur Général délégué à la science au CNRS jusqu'en 2014

Mexico et un peu plus

4ème prix décerné dans la catégorie prose par l'association culturelle "Philamon" en novembre 1997

 

I

Mexico et un peu plus

21 mai - 31 mai 1997

 

 

Mercredi 21 mai 1997 -

 

Paris huit heures après. Les quatre moteurs sur des terres probablement. En bas il y a quatre ombres, des rais de soleil, des rectangles marron clair, marron foncé. J’ai l’impression que j’aperçoiss un autre avion, il est plus loin que Baziège. Quatre heures encore, moins peut-être et ce souffle dans ma tête, permanent, la géographie me tasse aujourd’hui, Chicago dessous, qui sait. Un flottement muet, une vibration apparente, un balancement nouveau, et je recompte les heures, les minutes. Parfois le calme, comme une torpeur de plein été, un jour de grosse chaleur, de vieilles vacances d’enfant me reviennent. L’avion va du Nord au Sud, je ne suis pourtant pas sûr qu’il ait tourné, ou alors un si petit virage. Il y a sûrement des rivières par ici, mais alors rouges, pas vertes. Celles de Savignac étaient vertes, c’étaient plutôt les arbres d’ailleurs, treize ans, l’été de mes treize ans, celui où la domestique a pleuré. Je me souviens, la dame parfumée et le monsieur n’ont rien dit.

Quatre heures encore, mais c’est beaucoup moins qu’une Flèche, c’est juste deux fois le temps que je mettais pour aller à Savignac avec mon vélo. La domestique était fière que je passe mes journées avec elle, que je sois là, autour de cette maison, près du parapet sur la rivière. Nous partions en même temps, j’arrivais une heure après, elle m’avait préparé une tartine. La matinée passait. Le chien avait fini par me connaître et je lui étais donc devenu indifférent.

Il y a de la brume dehors, des nuages arrivent peut-être. Comme ce jour-là, il a plu vers trois heures, ni orage du soir, ni orage du matin. J’avais commencé un livre dans la cuisine des messieurs. Il vient d’afficher, on est entre Saint-Louis et Dallas, plus près de Saint-Louis quand même.

Le livre, je ne m’en souviens plus, ce dont je suis sûr je ne l’ai jamais fini puique je l’ai jeté. Alors il a fait noir, de gros nuages, mon mois d’août s’est éteint en quelques minutes. La pluie est tombée, s’est faufilée par les fenêtres, les portes ouvertes, les vasistas, l’eau a crépié sur la rivière, les barques qu’utilisaient les enfants pour la pêche ont été emportées, peut-être même avec quelques cannes à pêche, je disais les lignes à l’époque. Cet orage venait de nulle part, en tout cas pas de Périgueux, même le meunier n’en avait jamais vu de pareil. La domestique s’activait dans la cuisine, elle faisait briller une espèce de marmite jaune, j’ai oublié de le dire, le monsieur était quincailler à Périgueux, en fait non, lui c’était le gendre, la domestique ne s’y trompait pas, elle disait le gendre de la patronne, la dame parfumée c’était la fille. Moi je ne savais pas ce qu’il fallait dire.

Il pleuvait toujours, je dispersais des haricots verts à équeuter sur la table, je lisais machinalement mon livre, la dame parfumée est arrivée précipitamment dans la cuisine, essoufflée, ébourrrifée.

- vous n’avez pas rentré les rideaux qui séchaient sur le fil, rendez-vous compte, il y a ceux de la salle à manger et celui de la chambre de ma mère, je comptais les remettre demain pour le repas, ma pauvre Jeanne, vous ne pensez à rien, ç’auraient été les vôtres, vous n’êtes quand même pas en vacances ici, même si votre petit-fils vient tous les jours.

Une mer de nuages autour de nous, du blanc, pas de trouée bleue, je voudrais tant que la géographie se rétrecisse, mon voisin est un brave homme, on dirait justement un voisin d’Atur, je suis sûr que chez lui, il a construit une petite murette avec du grillage dessus, les après-midis d’été, j’entends le bruit des burins ou des petits marteaux. Ca me rappelle Favard.

Il vient d’allumer la consigne.

- Elle n’est pas en vacances.

Ma grand-mère est restée pétrifiée. Elle a eu des mouvements saccadés de la bouche, comme pour parler ou respirer, je ne sais pas, elle a remué la tête plusieurs fois, elle m’a regardé, elle a regardé dehors, avec sa main droite elle s’est frotté le bras gauche, elle a tourné le dos à la dame, elle est allée à la porte de la salle à manger, elle est revenue, elle a rassemblé les haricots verts sur la table, elle m’a encore regardé, mais cette fois les lèvres pincées, d’un coup l’après-midi a basculé vers le soir, je suis allé avec elle chercher les rideaux, ils étaient beiges, je ne me souviens plus si les fils étaient près du parapet ou du hangar.

Ma grand-mère avait les joues un peu mouillées, ma grand-mère pleurait doucement, cet été de mes treize ans.

Il vient d’éteindre la consigne, je me suis levé, j’ai l’impression pourtant qu’il frôle les nuages. Et toujours ce souffle dans ma tête.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jeudi 22 mai 1997 -

 

Mexico. Six heures. Il fait encore nuit. Trois heures après le sismo. Mon lit a chaloupé à droite, à gauche. Des grincements derrière moi. Des bruits insistants. Je me suis levé. Tout de suite à l’emplacement des portes, j’avais compris en caso de temblor, etc... le couloir en triangle surplombe un grand vide de quatorze étages, tranquillo, tranquillo, el hotel es seguro. Tout le monde dans les couloirs, il est ici trois heures du matin, mon voisin, probablement un capitaine d’infanterie, trois ou quatre étages plus bas, une ancienne actrice, nous regardons tous un point central,  un lustre géant de plusieurs étages, il ne bouge pas. Et la réplique, s’il y avait une réplique. Tranquillo, tranquillo, vous pouvez dormir à nouveau. Je flotte. Je suis en suspension. El canal 2, eco, suit les dommages de la ciudad de Mexico. On attend. Ils regardent les enregistrements. Escala de Richter 5.9 a las 2.53 de la manana. Indicaron que no paso nada.

Six heures dix.  Je vais attendre le soleil. Je me souviens qu’il arrive d’abord derrière le volcan, en vérité on devine une lueur. Ensuite un scintillement jaune et puis il accélère, il se montre derrière le relais de télévision et enfin il vient sur la Tour Latino-Américaine, comme un guerrier victorieux. Si je revois le capitaine d’infanterie, je lui en parlerai, je lui demanderai de me décrire l’orgueil du vainqueur, l’orgueil, la fierté, l’honneur, pas le pillage, le vol, la barbarie. Le capitaine m’expliquera la bascule de l’un à l’autre.

Le soleil est en retard par rapport à la dernière fois. Je me souviens qu’ici aussi l’heure a changé, le mois dernier probablement. Alors peut-être le chemin du soleil n’est-il plus le même.

Je ne sais pas comment parler au capitaine. Il doit avoir mon âge. Je pourrais lui parler de la réplique, lui dire que de l’autre côté, enfin de l’autre côté pour moi, en Iran, en Chine, chez les Cosaques ou les Tartares, la réplique peut venir un ou deux jours après.

Bien sûr il était chasseur en Amérique Centrale, il a connu une Violeta dans les villes côtières du Panama ou du Honduras. Il l’a longtemps suivie, je lui ai parlé de Chihuahua Pearl, cette amie que j’avais il y a plus de vingt ans et que j’ai perdue. D’après nos conversations, Violeta et Pearl se ressemblaient et surtout ce même goût, tellement précis, tellement rare pour les villes côtières après les pluies d’Océan Atlantique. Chihuahua Pearl voulait arriver à Vera Cruz. Elle est partie seule. Peut-être s’est-elle enfuie vers les autres villes maritimes, beaucoup plus loin.

- Ici ce ne sont pas les vraies pluies de l’Océan Atlantique. Les vraies, il pleut dans le ciel, capitaine, les vraies, elles arrivent et disparaissent presque de manière magique. Les vraies, on met son vêtement de pluie avant Brest et surtout, surtout, capitaine, on ne l’enlève pas avant le demi-tour, l’idéal c’est Carhaix. C’est ça les vraies pluies de l’Océan Atlantique. Quelqu’un de notre âge, un écrivain de mon pays, Jean R., les qualifie comme un climat de Loire-Inférieure. Il y a peut-être un fil entre la Loire Atlantique et Vera-Cruz ou les villes côtières d’Amérique Centrale.

Le capitaine n’était pas convaincu. Il m’a assuré pouvoir retrouver Chihuahua Pearl, inventez-moi d’autres souvenirs lui ai-je répondu, mais dites à Pearl que je veux juste lui sourire, rire très doucement, peut-être lui parler des mois de juin, les mois de juin à Saint Pancrace, quand quelqu’un de notre âge encore, mon Jean-Claude, avait fait sa communion. Vous vous souvenez capitaine.

Nous avions douze ans tous les quatre, vous-même, Jean R, mon Jean-Claude et moi. Nous étions partis à pied à Saint-Pancrace, vers les cinq heures, après les vêpres de la communion de mon Jean-Claude. Nous avions décidé de vendre les images pieuses de la communion et avec l’argent, nous irions jouer aux quilles.

Presque sept heures. Je n’aperçois pas le volcan dans la brume, devant moi l’immeuble de la Banamex et juste à côté l’immeuble du journal Excelsior. Peut-être avant le soleil, sur la Tour Latino-Américaine, des nuages, de la pollution aussi, beaucoup le disent.

Les images pieuses de mon Jean-Claude représentaient la Vierge Marie, les Saintes Femmes adorant la Crois, plusieurs moments de la Vie de Jésus, Je suis ton Sauveur et ta Lumière, plusieurs saints de seconde catégorie dont j’ai oublié le nom et qui, de toute façon, seraient vendus moins cher. Saint Christophe, regarde ton Saint et va-t-en rassuré, Saint Antoine pour les objets perdus et un autre contre une maladie qu’on appelle ou appelait le croup, valaient bien, eux, l’Enfant Jésus. Mais l’Enfant Jésus était une image pieuse de baptême, pas de communion - peu importe disiez-vous capitaine, nous sommes quatre à vouloir jouer aux quilles.

Je ne l’ai pas dit, mais ce dimanche-là, il y avait fête votive à Saint-Pancrace, pour demander la pluie sur les récoltes peut-être et il y avait une baraque de quilles, une buvette et les enfants pouvaients se promener sur un âne.

Les gens nous donnaient des pièces, mon Jean-Claude avait gardé son brassard de premier communiant...

Aqui esta el sol. Dimanche j’irai à Cuernavaca acheter des images pieuses aux Ursulines et peut-être y aura-t-il des communions, l’évêque fera les Confirmations. Le soleil est sur la Tour, sept heures vingt, il faut que je m’en souvienne. Et si je le disais, si j’appelais, huit heures après j’ai vu le même soleil, le même, ça y est, tu le vois...

Le brassard de mon Jean-Claude commençait à se froisser, nous avons couru acheter les boules pour faire tomber les quilles. On pouvait gagner du sucre, des gâteaux et du vin bouché. Nous avons joué jusqu’à huit heures, nous étions en nage, autour de nous sentaient bon les fenaisons, à la buvette Marcellin et mon oncle de Piégut nous regardaient avec des yeux rouges... Raconter cette histoire à Pearl, lui dire, voilà, un jour de communion, fin juin, peut-être, mon Jean-Claude, le capitaine, Jean R, les quilles, les foins coupés, le kilo de sucre que j’ai gagné, nos habits du dimanche, non capitaine, non et non, la terra incognita pour Chihuahua Pearl n’est pas Saint-Pancrace, mais ailleurs, sous les quatre moteurs de l’avion, mais parlez-moi davantage de Violeta.

Le soleil se reflète sur un immeuble jaune, le Fiesta Americana, il est bien revenu, ce jaune brille, bien plus beau que celui du quincailler. Peut-être une journée jaune aujourd’hui, c’était presque la couleur préférée de Pearl.

 

 

Jeudi 22 mai 1997 -

 

Mexico. Huit heures du soir, plusieurs heures après l’orage noir. Il a plu au Nord-Ouest. Tout était noir. Avenida Constituyentes, l’eau descendait sur les côtés, ce noir venait du Golfe du Mexique, d’autres disaient du Texas. Quelque part à Tulu, les messagers riaient de nous, Alejandro n’avançait plus, la Volkswagen Sedan était noyée, il m’amenait dans une sorte d’enclave du Yucatan à Mexico, un monde de blancheur dans la Gran Ciudad soudain devenue noire, sans lumière, pas de tarde, à peine la manana que déjà la noche. Pearl m’avait dit de Chihuahua à Vera Cruz tu suis le Nord, puis le Nord-Est, le Sud et voilà le Sud-Est, fuis la Gran Ciudad, garde-toi, tu ne verras même plus les robes des femmes. Alejandro était amer. Il aurait tant voulu l’éviter, faire un détour, voir le noir, les nuages violents, les pluies de guerre, les zébrures ennemies, après tout là-bas aussi parfois, dans ton pays qui sait, et puis en ce moment aussi le volcan est réveillé, il se venge de tant d’indifférence, de si peu de considération - nous l’avons méprisé, nous l’avons traité comme un peon, c’est une révolte de miséreux, le volcan toise la ville géante, chaque jour le volcan est un ogre qui demande réparation de tant d’humiliations, Gran Ciudad est à genoux, aplatie plutôt, elle attend le déluge, elle survivra. Mais Alejandro est triste, malheureux, ne serait-ce sa fierté lointaine d’Espagne, il pleurerait, il voulait l’éviter, passer ailleurs, suivre le chemin de Chihuahua Pearl pour cette présence blanche du Yucatan, pour me montrer la beauté des anciennes princesses mayas, pour - superar - a-t-il dit, mais ai-je bien compris, les belles étrangères aux yeux brillants qui martèlent le sol des Plazas de Toros d’Amérique Centrale, ces belles étrangères qui enflamment le Continent jusqu’en Patagonie, ces belles étrangères qui tanguent ; les princesses mayas, elles, ne bougent pas. Alejandro tremble un peu, le Continent entier frissonne en lui, du Pacifique à l’Atlantique, une immense rumeur de désapprobation court, s’amplifie, arrive à moi, souffle dans ma tête, comme lorsque l’avion frôlait les nuages - Que paso, Alejandro, que tienes, pourquoi cette peur, quelles sont ces plaintes, arrivons au Yucatan, tant pis pour les belles étrangères... Trop tard, trop tard, elle était là, devant la Volkswagen Sedan, une embellie soudain du temps était apparue, les nuages avaient fait demi-tour sur la Ville géante, des enterrements se préparaient dans les églises et les cathédrales, le volcan se reposait, trop tard, trop tard, elle était là. L’infinie tristesse d’Alejandro m’a gagné, envahi, plus présente en moi soudain que la torpeur de tous mes mois d’août réunis, l’infinie tristesse d’Alejandro m’a brisé le regard, chassé à des milliers de kilomètres, mes milliers de kilomètres à moi. Demasiado tarde, elle était là devant nous, elle a un peu bougé, Alejandro et moi avons baissé la tête, elle a fait le tour de la Volkswagen Sedan, Alejandro tremblait, son visage était en sueur, ma chemise me collait au corps, mon cœur battait à me faire mal, ma bouche métallique me brûlait, ma gorge avait disparu, le feu crépitait partout en moi. Elle s’est approchée de moi encoure plus doucement, je voulais bien payer tant d’années, que dis-je, tant de siècles, sans pénitence, n’attendre l’absolution que dans deux ou trois cents ans, elle a tendu la main. Alors témérité sans nom, inconscience de ma part, impudence, dernier orgueil, j’ai un peu tourné la tête vers elle, j’ai osé chercher ses yeux, je les ai trouvés, je les ai fixés, mais en des scènes tellement ralenties que je peux les répéter sans faute. Son visage était un peu plus bas que le mien,elle arrivait juste aux vitres de la Volkswagen Sedan, ses yeux étaient le volcan, Alejandro était foudroyé, je continuais à fixer la petite mendiante. Le Continent est sortie de son engourdissement, a vibré de droite et de gauche, l’Amérique Centrale s’est remise en place, la petite mendiante nous annonçait l’Extrême Onction, sa misère subitement déployée, - j’étais une princesse maya, voulait-elle me dire, une princesse du temps jadis comme disent les écrivains de ton pays, une princesse maya venue de beaucoup plus loin que toi, notre rencontre est le malheur, je suis le volcan - petite mendiante, petite mendiante, je l’ai même peut-être appelée Chihuahua, vamos Alejandro, adelante, petite mendiante, Alejandro, tout le reste est passé très vite, la nuit est venue, demain je vais au Nord, le capitaine m’a dit, vous allez à l’opposé du chemin, il faut chercher au Sud, Sud-Est à la rigueur, vous partez au Nord-Ouest. Les moteurs de l’avion sont déjà en route, j’aimerais que les nuages ne reviennent pas sur ces terra incognita, je te demande bien pardon, petite mendiante.

 

 

 

Samedi 24 mai 1997 -

 

Mexico. Dix heures du soir. Quelque temps après le voyage.

- Alors ? Rien, n’est-ce pas ? Vous ne m’avez pas cru. Vous avez arpenté les terres du Nord. Avez-vous des indices au moins. J’ai l’impression que le capitaine m’attendait, il me dévisage, je suis emprunté devant lui avec mon bagage. Il me dit vous devez avoir soif, le Nord est si poussiéreux, si aride, inhospitalièr pour vous aujourd’hui. Reposez-vous, réfléchissez, tracez des trajectoires, mais s’il vous plaît, vers les routes du Sud, allez jusqu’à Villahermosa, montez à San Cristobal.

- J’ai quatre indices et une certitude. La certitude est presque un portrait-robot, mais laissez-moi, l’ancienne actrice vous attend, je me souviens vous avoir vu danser avec elle dans les provinces maritimes du Pôle Nord, souvenez-vous, vous aussi, vous vous trompiez à l’époque. Vendredi à Mazatlan, je me suis épuisé sur la piste de Pearl. J’ai visité toutes les pêcheries, j’ai ratissé la station balnéaire, j’ai interrogé les Eleveurs de Camarones, pour un peu, j’aurais abordé les bateaux au large, j’ai déclenché l’alerte amarilla sur tout le Sinaloa. A deux heures, abruti de fatigue, de chaleur, le premier indice m’est apparu. Par hasard. A peine visible.

A la sortie de l’avion, je me suis mis à marcher vite, j’ai croisé cette femme. Grande, brune, mate, une robe gris clair, une ceinture blanche, des chaussures blanches, un sac noir ou gris, je ne me souviens plus. Des boucles d’oreille blanches.

Je l’ai croisée, c’est tout. J’ai marché vers, vers quoi au juste. Après la porte, le soleil m’est tombé dessus, un vent, un vent d’Océan Pacifique bien sûr, comment s’appellent ces vents, s’est collé à moi, mais où allais-je. J’ai fait demi-tour. L’avion continuait Los Mochis - Hermosillo - Phoenix, une nostalgie m’envahissait, Phoenix, l’Arizona, notre ami Chick Bill, à mon Ferdinand et à moi, un sherif à vendre, mais de cela, il y a plus de trente ans, bien avant Chihuahua Pearl. J’ai ralenti mon demi-tour, elle venait vers moi, elle marchait décidée, elle souriait, elle m’a dit les pêcheries, c’est en allant vers le Sonora. Je l’ai suivie, capitaine. Elle s’appelait Cristina Chavez, était née à Mexico, en était partie à vingt-cinq ans, avait passé ensuite dix ans dans le Yucatan, puis s’était installé à Mazatlan, ça ne vous rappelle rien, capitaine, réfléchissez, le chemin inverse de Pearl, donc forcément elles se sont croisées. Bien sûr, ce que je vous dis ici n’est qu’une reconstitution, c’est le résultat d’un travail de plusieurs heures, de plusieurs déductions, de différents croisements. Cristina Chavez conduisait lentement sur des routes plates, larges, à perte de vue, rien, des nuages de chaleur à droite, l’Océan Pacifique sera après la pompe à essence, si tu veux, nous prendrons le chemin qui borde l’Océan, tu verras le sable clair, et qui sait, nous apercevrons les passagers des bateaux en partance pour le golfe de Californie. Cristina Chavez connaissait tous les éleveurs de camarones. Parfois je l’observais à la dérobée, elle était austère, dépouillée, avait les yeux noirs, et une voix si lente, douce je ne dirai pas, non, lente, mais extrêmement appuyée.

Cristina Chavez me guidait, décidait, proposait les itinéraires sur des cartes, interrongeait cet éleveur, pas cet autre, me tutoyait. Elle connaissait l’Angleterre et la Hongrie, voulait visiter l’Andalousie à cause du flamenco, savait qu’il existait un chien andalou qui rendait aveugle, Cristina Chavez m’apaisait de la touffeur du jour, elle me reposait, me berçait, Cristina Chavez était mon premier indice.

A trois heures, elle m’a dit - El almuerzo para ti, en regardant l’Océan Pacifique, tu auras une invitée, l’Espagnole des Canaries. Je suivais sans volonté Cristina Chavez et bien vite me retrouvais assis à côté de l’Espagnole des Iles Canaries, face à l’Océan Pacifique, c’est-à-dire forcément le dos tourné à mes milliers de kilomètres à moi et aussi à Pearl qui probablement voyageait au Sud, comme plusieurs fois le capitaine l’a rappelé. L’Espagnole des Iles Canaries était blonde, elle était née sur la Plaza Mayor à Madrid, un jour de feria de San Isidoro, il faisait quarante degrés, il était cinq heures, la Plaza Mayor était déserte, seuls parfois un ou deux chiens brisaient le silence, apeurés sans doute par les clameurs qu’eux seuls percevaient et qui scandaient la tarde de la Plaza de Toros. Une tarde triste a-t-elle commenté comme pour elle seule, le dernier jour de Manolete, mais n’en parlons plus. Heureusement, quelques minutes plus tard, un angélus se fit entendre, la tarde probablement sortirait de son assoupissement, la Plaza Mayor engourdie se réveillerait, l’Espagnole des Iles Canaries avec malice m’avait décrit son premier jour. Pour un peu, j’en aurais oublié la moiteur de la latitude, le départ de Chihuahua, mon exténuant voyage, surtout lorsqu’elle m’annonça sa traversée. Elle avait quitté les Iles Canaries quarante jours auparavant, à bord d’un voilier et avait accosté dans le port de Colon au Panama. Pendant la traversée elle n’avait vu personne et elle m’assurait qu’au Panama et même dans toute la Caraïbe, jamais n’était apparue Pearl. Sans le savoir, en quelques secondes, l’Espagnole des Iles Canaries était devenue mon deuxième indice. Subitement j’aimais la Plaza Mayor, la fête de Pentecôte, même les blondes Espagnoles, j’eus même l’impression d’apercevoir la Basse Californie au bout de l’Océan. Je pouvais partir, je connaissais les limites du territoire, à gauche et au Nord, Mazatlan, à doite et au Sud, le Panama, ce n’était pas une supposition, c’était une certitude. Je retournais à l’aéroport. Fier de ma logique, je persistais dans la même voie. Par acquis de conscience, je n’allais pas à Mexico, je faisais une halte à Guadalajara. Les deux moteurs dans la nuit survolaient la Sierra Madre Occidental, les terras incognitas, probablement des cultures, et puis une grande tache jaune, cette Ville.

Je me couchais, bien décidé à reprendre mes recherches avec méthode. Le lendemain matin je déjeunais au Oui. J’étais occupé par le va-et-vient des serveurs, les chuchotements des vielles dames, la grande table rectangulaire des rencontres surtout, où pour dix pesos supplémentaires, on pouvait s’installer et à tour de rôle prendre la parole. Le Oui, m’avait-on-dit était le restaurant le plus en vogue ces jours-ci de Guadalajara. Je commandais des œufs, du chorizo, un jugo de lima et ainsi s’annonçait bien ma journée. Le Oui était bien décoré, lettres jaunes sur murs marrons, limites des zones en tubes dorés, plusieurs niveaux, quelques portraits de femmes accrochés, probablement de l’époque de la Révolution Zapatiste. Il était huit heures et demie environ, la ville avait une allure de printemps, les activités autour de moi flottaient et j’étais un peu comme en apesanteur. Je ne prêtais attention à rien, avais regardé distraitement tous les alentours sans voir quoi que ce soit d’ailleurs, mapensée étant en villégiature beaucoup plus loin, je n’aurais pas su dire où, mais en tous cas ailleurs, l’ailleurs de tout lien imaginable, bref en mouvement. Pourtant. Encore que. Mais. Deux tables à gauche sur le même niveau. A côté de l’éclairage d’une lampe à l’immense corps rond et doré. Les lampes de Jalisco sont très belles, massives, vivantes, réfléchissantes et embellissantes. Les lampes de Jalisco sont optimistes. Dans les années soixante-dix, à Périgueux, pour la première fois j’avais visité un marchand de lampes, je ne savais pas que cela pouvait exister, j’avais été surpris de la diversité, non pas des formes, je n’aime que la forme ronde, mais des couleurs et surtout des matières. J’avais décidé ce jour-là n’aimer que le métal, inox, cuivre ou étain, ç’avait été une des premières décisions de mon âge d’homme. Je l’ai souvent oubliée. En tout cas jusqu’à ce matin de Guadalajara où subitement elle m’est revenue, aussi violente que si j’avais bu la tasse, il n’y a pas d’autre expression. De repente, j’ai observé, à coôté de l’éclairage de la lampe donc, à cinq mètres environ. Des yeux mobiles sous une mèche noire, une robe rose, mais le rose des Arènes, les Arènes le jour où Islero, el toro de Miura, le feu qui me brûle ce jour-là, moi-aussi j’ai eu une enfance, capitaine, c’est à peine croyable, les yeux mobiles, presque rieurs, se sont arrêtés sur moi, la mèche noire est décollée par des mains fines, mouvement sans cesse répété, les yeux mobiles sont baissés, relevés, un sourire vient de naître, audacieux, luxueux, victorieux, une aristocrate milanaise entre la Riviera italienne et les iles Caraïbes ai-je pensé. A cause de la lampe, je ne pouvais identifier la couleur des yeux mobiles, maintenant interrogateurs. La robe rose, sans col, avait un décolleté carré, comme ceux de la chanteuse Rocio Durcal. Rocio Durcal, pas tout à fait carré d’ailleurs, partant des épaules, descendant vers l’extérieur, puis se rejoignant en une presqu’île vers le Sud. Rocio Durcal, la robe vert clair, le rouge à lèvres presque violet, - si te vuelvo encontrar, yo te vuelvo querer y tal vez mucho mas -, mais je savais que Rocio Durcal chantait au Centre de Convention d’Acapulco, alors l’aristocrate milanaise, je l’appelerai ainsi, s’amusait de moi. Je le prenais bien d’ailleurs, probablement avait-elle connu le Guépard de Visconti, elle ne le savait pas, mais elle était mon troisième indice.

- Eh oui, capitaine, voyage inutile disiez-vous. La Zona Central est parfois abrupte à parcourir, pleine de chausse-trappes, d’impasses ou d’insignifiants butins. Mais voyez-vous, je fus assez opiniâtre jusqu’à Guadalajara.

La journée s’étirait, samedi, c’est le jour de l’heure magique, mon heure magique, j’ai beaucoup réfléchi à sa mesure, elle commence quand les rues sont déjà vides, vers une heure moins vingt et elle ne peut dépasser deux heures cinq, deux heures dix. Je la tiens de l’hiver de mes seize ans, au début du mois de février exactement. J’en ai eu la perception brutale et depuis, chaque semaine, je la traverse toujours avec curiosité, j’observe le climat, les couleurs, quelques ombres projetées, surtout en hiver bien sûr, et ce samedi à Guadalajara, j’eus la confirmation que l’heure magique ne dépendait pas des décalages horaires.

L’aristocrate milanaise avait disparu et devait probablement se trouver à quelque vente de charité pour les miséreux des paroisses ou dans quelque patio des restaurants coloniaux de la ville, assise fière près des fontaines, et décrivant les cyprès de sa Lombardie natale.

L’après-midi avançait, nous étions trois, capitaine, mon ami le marchand de bois précieux, Mercedes et moi. Qui était Mercedes ? Vous ne languirez point, c’était mon quatrième indice, je l’ai su immédiatement à la manière qu’avait le marchand de bois précieux de m’observer. Il s’appelait Lo. Mercedes avait une jupe bordeaux, plutôt longue, des chaussons beige, un chemisier blanc cassé presque transparent, ne m’en voulez pas capitaine, une veste claire également. Ses yeux verts étaient entourés d’un maquillage étroit vert très foncé. Mercedes était bien sûr très brune. Son visage était très mobile, elle souriait tout le temps et voulait absolument que ce soit mon anniversaire. A quatre heures, mon ami Lo, Mercedes et moi partîmes déjeuner à l’autre bout de la ville. Nous croisâmes une procession, une paroisse fêtait son saint et celui-ci était porté par des jeunes gens plein de ferveur qui gagnaient ainsi bien des années d’indulgences divines. En raison de mon prétendu anniversaire, Mercedes m’offrit une margarita, mon ami Lo m’avait recommandé d’accepter. Nous riions souvent, de tout, de rien, probablement grâce à la margarita ou aux soupçons de tequila qu’avait malicieusement commandés Mercedes afin de me faire oublier les plats délicieusement pimentés. Plus sous les arcades, des familles en goguette fêtaient deux ou trois quince anos. La musique des mariachis nous arrivait atténuée, ce qui n’empêcha pas Mercedes de reconnaître la chanson du cumpleanos. Bien sûr, je bus un café à la cannelle et déjà je vagabondais vers ciudad de Mexico lorsque Mercedes, soudain moins légère dit - Je viens des Chiapas, Pearl n’est jamais passée - Que bueno que estas aqui ajouta mon ami Lo - Ecoute-nous surenchérit Mercedes - Tu es mon vrai camarade précisa Lo, nous pouvons t’aider, mais toi aussi tu peux quelque chose pour nous.

Si j’avais été dans quelques vapeurs de margarita, tequila ou ron des Caraïbes, j’étais subitement dégrisé, je demeurais perplexe devant tant de précision, tant d’intérêt soudain manifesté. J’étais pourtant décontenancé, ne sachant si ma fin d’après-midi vivait une embellie ou si une épreuve particulière m’attendait. Comme à chaque fois en ces occasions aigues, je m’enfuyais à toutes jambes vers mon enfance disparue, vers mes territoires non géographiques, vers les huit heures du soir de mes mois de juillet. Nous étions assis, capitaine, mon Ferdinand et moi, sur les marches de la cuisine, nous regardions les tomates et les haricots verts, notre grand-mère arrosait le jardin, elle portait bien sûr la cicatrice des rideaux trempés par l’orage d’un autre mois d’août. Mon Ferdinand s’agitait, voulait jouer aux cartes ou aux osselets, parfois au ballon, mais il n’y avait pas la place. Mon Ferdinand glissait sur les étés, je les passais bien plus souvent que lui assis sur les marches de la cuisine. Mon Ferdinand était en enfance, il ne la savait pas, il voulait partir, adelante, adelante. Que j’aurais voulu lui dire - Repose-toi mon Ferdinand, que je te protège, tu es si petit -

J’ai une fulgurance tellement violente, capitaine, tellement douloureuse, mon ami Lo s’en est rendu compte je crois, mon Ferdinand et la petite mendiante, l’Amérique Centrale qui tremble, les marches de la cuisine soudain inconnues, cette double superposition m’est une souffrance, une injustice que moi seul peux réparer, mais j’ai trop peu de qualités, pour me rattraper je t’aiderai mon ami Lo, dis-moi l’épreuve si épreuve il y a.

Mercedes, mon Ferdinand, que de rêves, de coïncidences, alors que mon Ferdinand, juillet, c’est le mois des étapes, le soir on s’arrête, on se raconte mille fois la journée, on refait l’étape en sens inverse, on recommence l’ascension, le soleil peut chauffer, la pluie peut nous mouiller, le bonheur est là dans nos mains, nous allions chanter avec les séminaristes, ils lisaient d’un œil leurs bréviaires ou quelques oraisons de circonstance et d’un autre œil, la liste des partants, le classement général, tous les écarts, il y en avait même qui parfois en guise de pénitence récitait tous les vainqueurs d’étape depuis 1913, tu te souviens mon Ferdinand, l’année d’Eugène Christophe dans le Maudit Tournant, le col du Tourmalet. Lorsque passaient les coureurs et que par chance, nous en avions aperçu quelques-uns pendant une dizaine de secondes, les séminaristes nous entraînaient dans une ronde, empêtrés dans leurs soutanes. Un bonheur fou nous submergeait, la vie était éternelle, nous attendions ces jours depuis le dimanche des Rameaux et nous avions maintenant assez de provisions d’espérance pour largement dépasser la Toussaint. Les séminaristes nous interrogeaient, tu es né telle année, c’était l’année de, moi c’était la dernière année de Fausto Coppi et toi mon Ferdinand la dernière année de Louison Bobet. Ces deux qualificatifs - dernière - ne nous alarmaient pas et pourtant je sais, maintenant à Guadalajara j’ai compris, c’était le début d’un écroulement. Mon Ferdinand, les soirs d’étape, il faut s’arrêter. Mais trop tard. Le contraire est l’expression banale - brûler les étapes - je n’en dis pas plus, tu as tout compris.

Toutefois insidieusement je regarde toujours Mercedes, elle est belle, vous imaginez capitaine, Mercedes aurait pu rencontrer mon Ferdinand et qui sait, - te sigo amando, que seas mas feliz, mon Ferdinand dans la Zona Central, l’orgueilleuse Mercedes qui venait de me parler de Chihuahua Pearl, qui serait last chance before de mon Ferdinand, tout se percutait dans ma tête, mais il fallait tellement vivre, tellement reconnaître les plus belles héritières des immenses haciendas, avant l’attente, l’ultime attente, vous savez de quoi capitaine. Mais non je ne suis pas un Lucien Chardon reconverti en Lucien de Rubempré, j’essaie de voir ce qui aurait été bien pour mon Ferdinand, peut-être seulement pour une temporada, mais de temporada en temporada - le temps passe, le souvenir reste, comme disent les ex-votos des cimetières et qui ne savent pas à quel point ils sont vivants.

La Cathédrale de Guadalajara sonna les six heures. Mercedes se leva, son parfum nous enveloppait, la jupe bordeaux bougeait sur elle, le chemisier transparent flottait. Elle m’embrassa simplement, comme quelqu’un de sa parenté et disparut doucement. Son parfum persista un peu, je ressentais un léger pincement, six heures sonnèrent une deuxième fois, j’aurais déjà dû être parti pour l’aéroport.

- Le grand-père de Pearl est mort aujourd’hui, ici à Guadalajara, il avait cent ans, et j’ai un message pour toi, me souffla mon ami Lo, et en plus je l’ai vue.

J’étais subitement K.O. debout, aveuglé, tant de vérités envoyées en si peu de temps. Que répondre, que questionner plutôt, l’écheveau me tombait des bras, recommence mon ami Lo, une seule chose à la fois, mais à tout prendre recommence par la fin, tu as vu Pearl, comment est-elle, où, avec qui peut-être, ne t’arrête pas, mais ne parle que de ça.

- Il ya vingt ans, elle avait vingt-trois ans, il y a dix ans, elle avait aussi vingt-trois ans, aujourd’hui elle a un peu plus de trente ans, tu as failli la renconter lorsqu’Alejandro te parlait des princesses mayas, elle a eu peur de toi, de ce que tu es devenu, des raisons qui font que toi tu n’as pas qu’un peu plus de trente ans. Elle porte une robe blanche avec aussi une ceinture blanche, elle a des chaussures blanches également, à talons hauts, ses cheveux sont très noirs, je ne t’en dirai pas plus car voici le message :

- Je suis à Vera Cruz. Viens me voir. Chihuahua Pearl -

Elle m’a dit aussi, nous devons tous les deux veiller son grand-père, mais seulement quelques minutes. Le prêtre a porté les sacrements, les rameaux de buis sont dans les deux bénitiers, deux paroissiennes l’ont déjà habillé, le menuisier est venu, le fossoyeur est prévenu, la messe d’enterrement sera demain matin à sept heures. Viens juste dire un Pater ou un Ave.

Comme un automate j’ai suivi mon ami Lo. J’ai salué le grand-père de Pearl à la sauvette, un rapide signe de croix, je l’ai aspergé d’eau bénite, un vague Je Vous Salue, mon ami Lo m’a dit ça va. Sur le tarmacn les deux moteurs étaient déjà en marche. L’avion est monté très vite, a longtemps tourné vers la droite, s’est stabilisé. Temps mort. La Ville Géante est soudain apparue. Fin du voyage.

 

 

Dimanche 25 mai 1997 -

 

Mexico. Six heures entre tarde et noche.

Le diplomate m’a dit - Allez au Sanborns de Reforma. Vous verrez la salle est circulaire, asseyez-vous à la place diamétralement opposée à l’entrée, vous commanderez des Fajitas et une Corona, vous ne vous presserez pas, vous ferez parfois semblant d’écrire. Aujourd’hui Ciudad de Mexico bronze entre les nuages, près de moi une mer sombre, plus loin un grand arc de cercle ensoleillé, à gauche le World Trade Center bleu marine et zébré de raies sombres et claires. Au fond, mais vraiment loin, des montagnes dans la brume, partout des clignotements, des lumières en rotation, des dômes sans couleur protégeant je ne sais quoi, Ciudad de Mexico est une vieille, et pourtant j’ai écouté le diplomate. Il a fait bleuter son neuvième étage, les murs, les meubles, les tableaux abstraits, il a même mis en évidence le bleu du drapeau, maquillant autant que la décence le permettait le rouge et le blanc. Les assistantes avaient des robles bleues, des chaussures bleues, variant toutefois plusieurs tons. Les conseillers dévoués et bavards portaient des vestes bleues, à boutons dorés ou bien alors à boutons neutres. Les couvertures des livres s’étalaient du blanc au bleu marine. Je cherchais la fausse note qui m’aurait montré perspicace ou au moins observateur. Je renonçais car il semblait me dire un préposé au bleu travaille à temps plein à cet étage. Je suivais ses recommandations et me retrouvais au Sanborn de Reforma. La musique d’ambiance m’assoupissait, je ressentais le même amusement incrédule qu’au restaurant Oui de Guadalajara, je devinais en chaque endroit la même fébrilité, à chaque table des conversations qui se mélangeaient en parvenant à mes oreilles, de telle sorte qu’un brouhaha endormissant me gagnait peu à peu. J’étais donc au Sanborn de Reforma, en train de suivre des instructions totalement mystérieuses aui pouvaient tout aussi bien être un jeu qu’un savant labyrinthe dont je ne connaîtrais ni la raison ni la clé.

Ca y est. Il pleut sur le Paseo.

Je griffonnais sur un petit carnet des tâches à accomplir, des idées qui me traversaient l’esprit, je pensais à Lucien de Rubempré, à Bel-Ami de Maupassant que je confondais parfois, je leur en voulais douloureusement que mon Ferdinand n’ait pas leur destin, j’écrivais sans arrêt de nouvelles dispositions des journées, sans cesse je me disais demain sera mieux organisé, demain je vengerai le Jantou de Champs-Romains. Cette pensée m’obsédait de plus en plus souvent, une humiliation ancienne que je n’avais pas réparée, la mise en esclavage muis la mise à mort du Jantou de Champs-Romains, traité comme une bête, comme une bête ignorante, par des à peu près quincaillers, à peine des marchands de vaisselle en gros, abrutis de suffisance et d’ignorance confondues. Le Jantou de Champs-Romains était mon grand-oncle, mort à vingt ans en 1916, pas même au champ d’honneur, son nom n’est pas inscrit sur le monument aux morts, ça je le ferai réparer. J’allais presque m’endormir au Sanborns de Reforma, me laisser ballotter par l’environnement ambiant de plus en plus imperceptible quand, décidément je ne me rappelais jamais mes expériences, le restaurant Oui de Guadalajara, eh bien que s’est-il passé, oui je me souviens, l’aristocrate milanaise, et alors, les chansons omniprésentes de Rocio  Durcal.

Elle avait probablement été joueuse de tennis, elle me regardait à trois mètres, un homme était avec ellen assis à quatre vingt dix degrés d’elle, de telle manière qu’entre elle et moi il n’y avait que nos deux tables, elle portait un collier doré, plat, large d’un centimètre environ, avait les cheveux longs et me regardait.

Plusieurs semaines avant le chemin des Dames, le maire est venu. Il voulait voir mon arrière grand-père. Il était chez les messieurs, je courais vite le chercher en traversant le pré de Godou. Mon arrière grand-père discutait avec le jeune monsieur, il ne voulait pas partager cette année car le Jantou et le Marcellin étaient partis à la guerre, il ne restait que les petits et les filles. Le Jantou n’était parti que deux semaines auparavant, il fallait nous laisser le temps de voir, de nous organiser, les petits ne pouvaient pas encore tirer la charrette, les filles s’occupaient de la basse-cour, ma grand-mère qui avait huit ans et Ida qui avait six ans. La grande sœur était morte deux ans avant, emportée par la tuberculose, nous avait-on dit. Ignorants de tout que nous étions, nous l’avions cru. J’avais beau tirer mon arrière grand-père, il ne bougeait pas d’un millimètre, le jeune monsieur ne m’avait pas vu, m’aurait-il vu il ignorait mon existence comme tous en ce temps-là d’ailleurs.

Le collier doré et plat scintillait entre les lumières du plafond, ou même le reflet des miroirs collés aux murs circulaires. Elle riait de manière continue, à s’en faire venir des larmes qu’elle essuyait aux deux extrémités de ses yeux. Ses cheveux longs étaients disposés à dissymétrie, beaucoup à droite et plaqués sur sa gauche, ils étaient châtain. Elle passait si souvent sa main dans ses cheveux que la répétition de ce geste en devenait hallucinante. J’essayais de boire ses paroles, je comprenais mi casa, manana llegaré temprano, je me reconstituais des bribes de vie, pêchais une indication de temps en temps, essayais de deviner le mot manquant, j’envisageais même de rapprocher peu à peu ma table, de manière naturellement invisible mais entre Elle et moi était un lieu de passage, je devais renoncer à mon projet.

Mon arrière grand-père finit par me suivre, remettant sa casquette avec une colère contenue et manifestant sa rage en serrant ses poings. Il se dit à lui même deux ou trois mots que je ne compris pas et nous retraversâmes le pré de Godou. Le maire attendait mon arrière grand-père. Ils parlèrent un moment, mon arrière grand-père avait gardé sa casquette, il était question de vaccin, d’aller là-haut, le maire ne savait pas ni le pourquoi, ni le comment, mon arrière grand-père devait aller voir le Jantou dans la Somme. Cette obligation était tellement extraordinaire qu’il lisait pour la dixième fois le télégramme à mon arrière grand-père - Sicaire Marty est attendu à l’hôpital militaire de Soissons, suite au vaccin fait à Jean Marty. Nécessitons compléments d’information. Signé Duchemin, médecin militaire -

Elle était incroyablement mobile, avait maintenant le bras droit derrière le dossier de sa chaise, de l’autre elle buvait de l’eau, elle avait les jambes croisées. Elle était toute couleur de là-bas, je ne cessais de la regarder, beige, ocre, toutes les nuances de marron, et oui, je l’avais reconnue, elle venait du désert de Chihuahua, je ne pouvais pas ne pas la regarder - Ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal -. Elle portait une veste écossaise sur fond beige sans col, sur un tee-shirt beige également - Renoncez-vous à Satan, à ses pompes, à ses œuvres, dites je renonce - Ses seins devaient être blancs, qui auraient enchanté Maupassant ou Stendhal, Elle était la Tentation, la Elle de l’été meurtrier - Mon Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font - J’en appelais à Jésus le Crucifié, à sa grande miséricorde, à la Communion des Saints, ses chaussures tournaient au vet, elle croisait de nouveau les jambes, riait, agitait ses cheveux, avait maintenant le bras gauche derrière le dossier de la chaise, les seins blancs frémissaient en une arrogance impétueuse - Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort, maintenant surtout - sa voix d’Amérique Latine me pénétrait, elle mimait une pavane espagnole - Prenez et mangez car ceci est mon corps - Elle faisait trembler Reforma et les soubresauts mouraient sur les côtes atlantiques.

Mon grand-père remuait le télégramme dans tous les sens, peu importait d’ailleurs car il ne savait pas lire et n’avait pas compris tous les mots du maire. Il avait juste entendu qu’il devait prendre le train et aller à Périgueux, après il demanderait. Mon arrière grand-père partit trois jours plus tard, il marcha cinq heures jusqu’à Périgueux pour économiser les sous de la voiture, il arriva à la gare qui à cette époque-là était derrière la caserne des mobiles. Quelqu’un de sa connaissance lui indiqua le bon wagon de la compagnie Paris-Orléans et lui expliqua plusieurs fois le changement à Limoges. Mon arrière grand-père était de nature incrédule et soit ne croyait, soit ne comprenait pas ce qu’on lui disait. Il arriva néanmoins à Paris. Il mit une journée complète pour changer du Paris-Orléans à la Compagnie du Nord, je me suis longtemps demandé d’ailleurs à ce sujet s’il comprenait seulement le français, si tout simplement son incrédulité ne provenait pas d’une incompréhension de langue. Mon arrière grand-père se retrouva finalement à l’hôpital militaire de Soissons.

Elle me stigmatisait. Je quittai précipitamment le Sanborns de Reforma, je courus longtemps, il pleuvait un peu, j’arrivai à la Cathédrale, je commandai deux cierges - que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne - enfin je répétais plusieurs fois à voix haute, en français dans la cathédrale de Ciudad de Mexico - donne-nous la paix, donne-nous la paix - Elle, la copie de Chihuahua Pearl, à l’heure qu’il est, où est-Elle, vais-je aussi devoir rechercher la copie.

Les gens couraient dans tous les sens, mon arrière grand-père leur tendait à tous le télégramme, personne ne s’arrêtait, où allaient ces gens, que se passait-il. Il s’assit sur un banc, saisi de découragement, sentiment dont il ignorait l’existence, non par élévation d’esprit, mais par abêtissement séculaire, dont il était la victime là-bas, si loin de Champs-Romains, sur des terres inconnues, qui n’avaient pas le charme vénéneux de celles qui deviendraient mes terras incognitas. Mon arrière grand-père de ses yeux fixait le sol, sans projet, sans envie, sans sentiment, ou peut-être soif lui venait-il à l’idée. Une sœur en cornette, de la congrégation de Saint-Vincent, lui tapota le bras, il la regarda sans manifester aucune surprise et par un effort de mémoire démesuré pour lui, lui tendit le télégramme. La sœur le prit par le bras, lui fit traverser plusieurs pièces où dans chacune d’elles gémissaient plus de vingt garçons, noyés sous des bandages à la tête pour certains, aux jambes pour d’autres, probablement amputés ceux-ci. Mon arrière grand-père traversa les pièces sans émotion et arriva devant un homme. C’est un monsieur pensa-t-il immédiatement. C’était probablement un ancien marchand ou maquignon, reconverti à-la-va-vite en infirmier. Il amena mon arrière grand-père devant le lit du Jantou de Champs-Romains. A partir de ce moment-là, mon arrière grand-père ne se souvient de rien. Nous l’avons vu apparaître dix jours plus tard avec le Jantou, mais le Jantou dans une caisse. Personne d’entre nous ne sut l’exacte vérité, le Jantou était mort du vaccin, c’est tout, et Sicaire Marty le reconnaissait, la preuve il y avait une croix tremblée sous les deux lignes où ceci était écrit.

Trois ans après l’enterrement du Jantou, ma grand-mère, petite fille de onze ans en 1919, s’est cognée contre les pieds de mon arrière grand-père qui s’était pendu dans la grange, probablement de manière machinale, sans raison apparente, même pour lui-même. Nous l’enterrâmes avec le Jantou et la grande sœur. Ma grand-mère a oublié l’endroit dans le cimetière depuis plusieurs années déjà, ce qui fait que pendant quelques Toussaints, nous avons fleuri des tombes qui n’étaient pas la nôtre, et puis finalement nous n’y sommes plus revenus.

 

 

 

Mardi 27 mai 1997 -

Mexico. Tres de la tarde.

Nous sommes partis à sept heures ce matin. Reforma, Insurgentes, Norte Cien Metros, Calzada Vallejo. Nous nous sommes tous embarqués dans le Chevrolet Desperado d’Alejandro, le capitaine nous a rejoints in extremis. Après Calzado Vallejo, le conurbaciòn continue, des refacciones de Hartas, des petits marchands de chiclets, des triporteurs dans tous les sens, des rues défoncées avec d’énormes flaques d’eau, un égoût à ciel ouvert, de carcasses de voitures rouillées, éventrées, des enfants sales pieds-nus. Au milieu d’un terrain vague, l’église San Bartolome, encore des flaques d’eau croupie dans la terre battue, des chiens galeux à l’aspect indistinct ; par la porte de l’église on apercevait une pauvre femme agenouillée au milieu et qui avait probablement décidé de se rapprocher ainsi du Saint pour mieux s’attirer ses faveurs. Elle implorait peut-être pour un enfant malade, presque mort, elle avait dû transformer toutes les forces qui lui restaient en une ferveur et une adoration muette qui, si la vie était juste, auraient fait intervenir le Saint auprès des responsables de Là-Haut.

Un enfant de huit ou neuf ans traînait une remorque de vélo pleine d’objets indéfinis, des détritus, des bouts de ferraille, quelques anciens amballages. Nous progressions au milieu du cloaque géant de Norte de Ciudad de Mexico, évitant les trous, les basuras égarées lorsqu’Alejandro pour faire cesser notre agrément d’être venus ici nous annonça

- Plus que cinq cents mètres

- Une bonne nouvelle et en plus c’est le premier jour de soleil depuis longtemps, siffla malicieusement le capitaine.

Je ne m’en étais même pas rendu compte. C’est vrai que le ciel était bleu, enfin bleu-gris ; on distinguait à peu près la montagne cheyenu, je regrettais subitement de ne pas avoir suivi ce matin le parcours habituel volcan-relais de télévision- tour latino-américaine. Demain matin peut-être.

Le capitaine s’approcha de moi et à voix basse, uniquement pour plaisanter gentiment, pas pour me piquer, j’en suis sûr, me murmura : vous ne vous approcherez ce matin d’aucun millimètre de Chihuahua Pearl. Considérez la matinée comme perdue, quant à vos autres projets, considérez-les entre parenthèses, en quelque sorte vous êtes en vacances.

Je souriais ayant perdu de vue ce que nous étions venus faire ici. 
Les premiers pepenadores, de pepenar, sélectionner les ordures, s’activaient autour de nous, chacun fier de sa spécialité, arc-bouté sur ses prérogatives, l’un le carton, un autre les vis, un autre encore les emballages de lait, un dernier, parmi l’aristocratie des pepenadores, les déchets hospitaliers, seringues usagées, brancards démollis, bouts de bras, fœtus morts-nés, poches de sang des éventrés des jours derniers. Les derniers pepenadores bientôt, au faîte de leur carrière, deviendraient taxis ou gardes du corps d’un trafiquant ou encore homme de main du Parti Révolutionnaire Institutionnel, selon le marché de l’emploi au moment de leur arrivée à ce statut envié par les deux millions d’habitants du marigot de Norte de Ciudad de Mexico.

Alejandro nous rassembla. Nous étions venus pour le recrutement. Il nous rappela les âges, les spécialités requises, les fonctions à définir et nous commençâmes notre sélection, moi au début un peu résistant, et puis avec de plus en plus d’entrain, plein de zèle, et notre travail s’acheva à onze heure et demie.

27 Mai 1997

Mexico. La nuit avant.

Alejandro m’a regardé. Cet homme au visage bon d’environ soixante ans m’a dit : Demain la despedida, nous t’emmenons dans l’enclave du Yucatan dans Ciudad de Mexico. Todo pasara bien, voici le message :

- Je viens te voir à Ciudad de Mexico, Chihuahua Pearl

- Porqué no me amas, répète Rocio Durcal.

Alejandro m’a retenu. Je basculais de Reforma à la Colonia de San Angel, mes épaules s’affaissaient, le soleil avait depuis longtemps disparu sur le Sinaka, dans ma tête tournaient Cristina Chavez, l’Espagnole des Iles Canaries, l’aristocrate milanaise, Mesudis et surtout la Elle du Sanborns de Reforma.

-       Te quiero tanto corazon, que jamas me cansaré de ti.

-       Accompagne-moi Alejandro, porte-moi plutôt, mon genou gauche me fait très mal, mes mains tremblent, mon visage est en nage, ven conmigo, te diré no sé que, mais por favor, comment as-tu eu ce message.

   -  Ton Ferdinand

-       Non, s’il te plaît, il n’est pas écrit sur le monument aux morts

-       Non, ton Ferdinand a retrouvé Merudis

Je Te ferai dire des messes d’action de grâces, je Te ferai construire des chapelles, partout on chantera Ta gloire, pour les siècles des siècles.

La belle Mercedes, Mercedes la fière, la divine, le Sauveur que Tu nous as envoyé. Je reprenais peu à peu mes esprits, avais effacé peu à peu de ma mémoire cette tarde de Guadalajara où me revenaient mêlés le chemisier transparent et un mort trop vite enterré, quelques minutes de silence pour l’éternité.

Enfin le premier pont, Merudes, mon Ferdinand. La belle se cambrait en une posture douloureuse pour moi, elle tournait sur elle-même, la musique scandait ses mouvements, mon Dieu, épargne-moi, que l’arrachement de la jeunesse est douloureux, vite qu’arrive mon Ferdinand, mon cadet de trois ans, mon petit, je veux bien mourir sur la croix pour lui, pour sa temporada de trois ans, une infinie fête de Pâques pour lui.

On me fit boire de la tequila. Les edificios géants du Paseo m’ont entouré non pour me presser mais pour me protéger.

Le parfum de Mercedes était en rotation dans l’espace, elle souriait comme à Guadalaja. Ne me demande pas de construire le pont, c’est Toi qui a crée le Ciel et la Terre.

Ca va mieux.

Plus tard dans la nuit, la Elle du Sanborns de Reforma m’a téléphoné – Buena noches Buenas dans un soupir ai-je répondu – je suis beige en haut, en bas, dessus, dessous.

-       Cesse. Mes seins sont lourds et blancs - Que la nuit de Ciudad éteincelle, que soit cette nuit son Assomption, ne répondis-je pas mais me dis-je en moi-même en une conjuration déespérée -  Mes seins sont lourds et blancs, la Plaza de Toros de Ciudad est la plus grande du monde.

- Arrive le bout de mon âge, arrive vite, donne-moi mon costume noir, dis-je en tête) l’improbable confesseur venu soulager mes souffrances. – Tu feras glisser mes vêtements, et tu le sais, l’instant, le demi-tour, tu seras plus fou que le jour de la mine de l’Allemand perdu.

-       Efface le péché du monde – Le désir te consumera hoc est enim corpus meum…

Les cloches de l’église ds Saints des Derniers Jours de Lindavista résonnèrent et je reconnus à la tonalité particuière un enterrement d’enfant. Quelqu’un avait téléphoné ? Je me souvenais seulement de l’enclave du Yucatan de Ciudad. Je me rappelais que je devais être prêt pour le passage, le sacrifice.  – Je viens à Ciudad, Pearl. Je prenais mon costume noir et mon chapeau blanc cassé avec une faveur un peu plus foncée et m’éclipsais vers Lindavista pour des mâtines discrètes, bien loin des pepenadores. Qui avait téléphoné ? Au moment de la prière pour l’évêque Baltazar, je me faufilais vers la statue, touchais les clous dans les pieds. Tu ressemblais à Alejandro. – Ton désir t’effondrera, tu seras l’infirme, tu connaitras le feu de l’enfer, ta désespérance sera éternelle. – Arrête, arrête, l’ablation de jeunesse est la plus traumatisante chirurgie, extirpe ce qui reste encore, nettoie les plaies, panse à peu près et laisse reposer l’agonisant.

Je quittais l’église en courant, mon genou gauche me faisant très mal. Je soulevais mon chapeau au passage de l’enterrement de l’enfant, sa mère avait prié pour rien San Bartolome – Les voies du Seigneur sont impénétrables, à d’autres, oui ! hurlais-je de manière vulgaire, San Bartolome était ailleurs probablement, des évêques l’avaient appelé pour quelques controverses, toujours les mêmes, et la petite mendiante était morte à sept ans au croisement d’ Ejercito Nacional et de Polanco, la petite mendiante prémonitoire, messagère de Chihuahua Pearl, morte avant l’été de ses sept ans dans Ciudad, soudain terrorisante, monstrueuse sur son plateau d’Amérique Centrale. – On n’aurait jamiais dû te découvrir, on aurait dû te laisser, t’ignorer, jusqu’à quand feras-tu payer, quand seras-tu rassasiée ? Ciudad immonde, que tremble la terre, 150 Escala de Richter, que le volcan s’y mette lui aussi, et, ya, desaparecida, no hay nada que ver, circulez.

Ma colère était inextinguible, j’avais rêvé peut-être, je n’étais jamais allé à l’église des Saints des Derniers jours de Lindavista, on me parlait d’une petite mendiante, oui, et alors qui est-ce ?

Je levais le poing de rage, me revenant la promesse faite à ma grand-mère, par la petite fille de onze ans, ma vraie grand-mère toujours vieille. Tu lui a promis la Résurrection, Tu lui as fait dire - Je crois en la Résurrection des morts, en la Rémission des péchés – Elle attend les deux, depêche-Toi, maintenant Tu ne dis plus des paroles en l’air, des actes. Et moi, pauvre pécheur, d’infinis tourments Tu me donnes, des chagrins sans cesse activés, jour et nuit même, oui la nuit de la Elle de Sanborns de Reforma, la pique dans la plaie, la folie submergeante, le demi-tour meurtrier tu le sais, c’est Toi, toujours Toi.

J’arrivais au Caballito de Juarez, presque lavé de ma sainte révolte, empli de rancune, soulagé cependant car je baissais la tête de soumission devant ma vieillesse commencée.

A Aeropuerto Internacional de la Ciudad de Mexico, les quatre moteurs murmuraient déjà, qui me ramèneraient, mais le veux-Tu, qui ramèneraient ce nouveau vieil homme vers les miens enfouis en moi à jamais, en un amour infini, jamais avoué, jamais montré.

Devant moi, Chihuahua Pearl.

Samedi 31 Mai 1997

Ici. Après.

Toute la nuit et un peu de jour, les quatre moteurs impatients sur des contrées hostiles et des mers anonymes. De temps en temps, mais à quoi bon, j’apercevais les lettres de l’Océan Atlantique, surtout le premier T et le deuxième A, bien décorées, lumineuses dans l’Océan. J’essayais d’y distinguer Philémon, mais où était-il, je l’avais perdu de vue il y a près de trente ans, justement entre deux voyages vers les lettres de l’Océan Atlantique. M’avaient enchanté les passages pour y arriver, je ne me souviens d’aucun, sinon un puits derrière des bâtiments de campagne, c’est tout. Philémon à coup sûr, m’avait distrait de Pearl, mais peut-être pas.

- La vie d’une femme est compliquée, Chihuahua Pearl m’a parlé. J’allais, à partir du Caballito de Juarez, en direction des Lomas de Chapultepec, pour faire mes derniers bagages. En face de moi, les croisements, El Angel, Glorieta et ceux qui venaient ensuite, étaient de plus en plus flous.

Le Paseo était ce dernier jour à dominante jaune, sauf l’edificio quadrillé rouge à gauche – la vie d’une femme est compliquée – vraiment j’aurais dû aller à Vera Cruz, ne pas rester à Ciudad. Je demeurais de plus en plus interdit, enseveli à jamais. Sous des évidences trop longtemps cachées – la vie d’une femme est compliquée – l’avion blanc, celui des quatre moteurs, était prêt là-bas à Aeropuerto Internacional de la Ciudad de Mexico – Sin compromiso ningun, chantait Rocio Durcal à tout le Paseo. Je tardais à tourner la tête, d’abord avec prudence, puis un peu de curiosité, quelque fatalisme malgré tout, qulqu’un qui n’était pas Pearl me tendait une lettre. Avant de la lire, j’avais entendu ce qu’elle contenait, mais elle parlait aussi de mon Ferdinand, de ma grand-mère – Ton Ferdinand s’est noyé dans la rivière à côté de la maison où la domestique a pleuré. Ta grand-mère n’est pas ressuscitée, tu le sais, etc… C’était bien Pearl qui m’écrivait.

De temps en temps, je surveillais les quatre moteurs. En bas croisaient des navires de guerre qui s’endormiraient dans les bases maritimes de la planète  et je me souvenais à cette occasion avoir marché avec la lettre jusqu’à Marina Nacional – Ves, une fois la vieillesse entamée, il faut changer les noms des mois de Juillet et Août, jusqu’à ne plus se souvenir de leur attente au printemps et de leur regret en automne – écrivait plus loin Pearl – Les tardes seront tristes, les climats de plus en plus présents, parfois un bonheur subreptice, comme une étoile filante, mais de temps en temps, marche sur les flots toi aussi, allez, commence, tu verras bien, ton pauvre Ferdinand s’est noyé dans la rivière, pas dans la mer, alors – disait encore Pearl.

Mon hébétude grandissait, je n’arrivais pas lire toute la lettre, el asiento 30 J de l’avion blanc était encore vide, - Partez tout de suite disait le capitaine, je vais vous accompagner.

L’avion est monté en début de nuit, il a laissé sur sa droite les edificios géants du Centro de Ciudad, Ciudad ce soir buvait du champagne, l’Amérique Centrale s’est peu à peu remise en place, seule la Elle du Sanborns de Reforma faisait la moue, une moue assassine, pleine de cruauté, provocante ; le Sanborns de Reforma a disparu parce que l’avion a viré à gauche, déjà huit mille mètres, - la vie d’une femme est compliquée- devant tant d’incompréhension de ma part, je soupirais comme un joueur qui passe la main.

Bien plus tard, bien plus loin, un autre jour, les quatre moteurs ont ralenti, là, à droite, ville de Paris. Un autre avion, deux moteurs, a traversé pressé, la France du Nord au Sud, indifférent aux champs de blé, aux rivières, aux routes pressé à cobrar una herencia, bousculant tout sur son passage, luisant de soleil, Chihuahua Pearl, m’attendait, quien sabe, Cristian Chavez arrivait en France le 6 Juin, la Elle de Sanborns de Reforma, allez peut-être, Mercedes et mon Ferdinand, dans la tête du nouveau vieil homme, tout se confondait.

Le vent va cesser. Il pleuvra. J’ai évité de justesse le mois de Juin. En revenant en arrière, je remonterais la  mémoire de Chihuahua Pearl.