Sa main tient fermement le bâton à embout ferré qui arrache des étincelles aux pierres du sentier. Et son souffle s’accorde au rythme de son pas. Dos tendu sous la charge du sac, légèrement penché vers l’avant pour mieux équilibrer le poids du corps à la pente de ce chemin qui monte, qui monte… le jacquet grignote l’espace qui le sépare encore du « campo stelle » lointain, Compostelle, lieu magique où les étoiles viennent se poser. Dans sa mémoire resurgit alors ce chant qu’il connaît bien, « Sicut cervus desiderat ad fontes aquarum… » dont la cadence martiale accompagne à merveille sa marche résolue vers la rencontre espérée, l’illumination attendue, la soif à étancher.

                 

Coquille st jacques

  Et voilà que le raidillon se fait plus doux, puis s’achève. Sur le plat retrouvé, le souffle s’apaise, et le regard du jacquet quitte les sillons du chemin pour se porter au-delà, vers ce paysage qu’il traverse sans le voir vraiment, car plongé dans cette sorte de rêve intérieur qui habite le pèlerin. Et le paysage, ce soir, est d’une harmonie rare. Pierrot, notre jacquet, saisi par cette beauté qui l’environne, ralentit le pas, puis s’arrête. Pensif, le voilà qui murmure : « Le vent fraîchit, la montagne devint violette… »

          Pourquoi donc ces paroles, pourquoi cette réminiscence soudaine, parfaitement inattendue, s’étonne Pierrot : « Le vent fraîchit, la montagne devint violette… »... C’est vrai, le soir tombe, et la nature baigne effectivement dans une sorte de transparence bleutée ; mais cette phrase nichée au fond de sa mémoire, voilà qu’il s’en souvient maintenant très bien. Elle figure dans les « lettres de mon moulin » d’Alphonse Daudet. Quand on la prononce, on s’attend au chant des cigales, on sent comme un parfum de lavande, on respire la Provence… Et ce n’est pas du tout le cas ici. En marche vers Compostelle, nous sommes maintenant sur les contreforts pyrénéens, à la limite du Béarn et du Pays basque, région vallonnée, tourmentée, d’un vert intense. L’odeur qui s’impose est un peu âcre, mélange de relents d’herbe grasse et humide, et de lointaines senteurs marines.

          Un peu las, Pierrot s’écarte du chemin, et laisse doucement glisser son sac à terre. Il s’assoit au pied d’un chêne, y appuie son dos. Rien ne le presse. Il a choisi ce soir d’éviter le gîte d’étape des pèlerins, certes convivial, mais bruyant. Il a envie de silence, de faire le point, d’écouter le tumulte qui parfois s‘empare de son esprit. Il s’abritera donc dans une de ces bergeries en général inoccupées que l’on rencontre fréquemment, un peu à l’écart des chemins. Et puis le sac est lourd. Pas vraiment du poids des vivres et vêtements qu’il contient, mais de celui des « causes » à défendre. Des causes ?

          Oui, des causes. Car le pèlerin qui marche vers Compostelle en priant s’en va plaider. Et sa prière est une demande claire. Le pèlerin n’est bien sûr pas un contestataire de la volonté divine,- « Que ta volonté soit faite… »-, mais il sait que cette volonté peut évoluer. Ne guérit-on pas à Lourdes, par la prière dit-on ? Une cause n’est donc jamais perdue, l’espoir demeure, et le pèlerin, en priant et marchant, en marchant et priant,« fait appel » d’un jugement déjà prononcé. Pierrot porte ainsi dans son sac les causes à défendre. Certaines lui sont personnelles, mais d’autres, nombreuses, viennent de son autre et chère famille, la Mané. Et elles sont lourdes, ces causes, et multiples, concernant  les anciens (X..Y.. Z..), les épouses ou les veuves, les familles, les amis…Tâches écrasantes ! Problèmes de santé, de moral, de rapports, d’environnement, d’équilibre  et bien d’autres, s’entremêlent et défilent dans  la mémoire de Pierrot… C’est tout cela qu’il emporte à Compostelle, c’est bien cela qui pèse si lourd… Il ferme un instant les yeux….

          …

 

 Mais pourquoi donc cette petite phrase, «  le vent fraîchit, la montagne devint violette », envahit-elle à nouveau son esprit ? C’est devenu une obsession ! Agacé, Pierrot se relève, s’étire…et voilà qu’il entend, et voilà qu’il l’entend ! Et voilà qu’il comprend ! Oui, au loin, mais pas très loin, une chèvre bêle désespérément ! Troublé, Pierrot réalise alors que cette petite phrase qui le hante figure dans le texte de Daudet intitulé « la chèvre de Monsieur Seguin » ! Et tout s’explique et s’enchaîne maintenant : le soir qui tombe, le crépuscule bleuté qui enveloppe la montagne, la chèvre qui bêle… On sait bien que sur le chemin de Saint Jacques, il se passe souvent des choses surprenantes, qu’il faut examiner d’un œil neuf, innocent, en laissant de côté le réalisme grossier du quotidien. Le pèlerinage est une aventure magique. Il faut oser !

         

 

 

 

 

 

 Ce bêlement de la chèvre est un appel. Et Pierrot y répond ! Laissant son sac sous le chêne, bâton en main, il court « au canon » ! Foulée régulière, économique, respiration bien rythmée, il va… En fait il suit la piste qui descend, puis remonte, la végétation s’éclaircit, puis disparaît. Pierrot est arrivé maintenant sur une sorte de mamelon coupé par le sentier. Et il voit ! Une chèvre tête basse, cornes pointées…Un loup qui trottine autour d’elle, l’étourdissant de son mouvement, la pressant vers le vertige qui va la déstabiliser…

         « Arrêtez ! » crie Pierrot. En trois bonds et moins de temps qu’il me faut pour le dire, la chevrette s’est abritée derrière Pierrot. « Sauve-moi ! » lui dit-elle, et Pierrot, sans s’étonner outre mesure, se demande si la chèvre parle français, ou s’il comprend le langage caprin. Le loup hésite, puis, sans se presser, s’assoit sur son séant face à Pierrot. Il le contemple. Regard étrange, mi-étonné, un peu surpris, déçu aussi, peut-être. Et le loup parle. Et Pierrot comprend. Le loup parle t’il français ou Pierrot comprend t’il le langage de la meute ?

          « Bonsoir pèlerin. Je suis un peu surpris de n’avoir pas flairé ton approche, mais sans doute allais-tu sous le vent ! Bravo ! C’est bien joué. Il ne faudrait cependant pas que cette partie que tu engages si bien se termine mal ! Je te sens en effet prêt à jouer le défenseur des chevrettes, bouleversant ainsi tout à la fois les lois de la Nature, et celles que tu prêtes à ton Dieu. Oui, tu le sais bien, « aux petits des oiseaux, Dieu donne leur pâture »…Et bien vois-tu, aux loups affamés, il donne aussi leur nourriture ! Et ce petit tas de viande qui halète derrière toi constitue mon souper ! Voudrais-tu m’en priver ? »

          « Naal din houmok » crache la chèvre.

          « Quoi ? » dit le loup

          Pierrot intervient : « C’est là une très jolie phrase de la tradition arabe que la chevrette vient fort à propos d’utiliser. Difficile à traduire, elle est un peu une invocation à ta maman pour qu’elle t’éclaire et te guide sur le chemin du Bien ».

          « Attendrissant », dit le loup.

          « Pas vraiment – reprend Pierrot -. En fait, je me garde bien de m’opposer aux lois de la nature, et aux préceptes divins que tu me rappelles, et auxquels je rajouterais volontiers le « heureux ceux qui ont faim, car ils seront rassasiés ». Malheureusement, la biquette dont tu ferais volontiers ton souper n’est pas comestible. Elle est de race domestique, animal familier qui tient  toute sa place, exactement comme un enfant choyé, au sein d’une famille, et qu’il est donc hors de question de l’immoler ! »

          « Quoi ! ça, un « enfant » choyé! L’homo sapiens est vraiment en plein délire ! Voilà maintenant la chèvre familiale, à quand le bouc familier, et pourquoi pas la zoophilie érigée comme un des beaux arts ? Tiens donc ! Et si je la mariais, moi, ta biquette ! »

          « Naal din bebek ! » crache la biquette.

          « Quoi ? » demande le loup.

          Pierrot, imperturbable « C’est encore du folklore arabe, sorte d’appel à ton vénéré papa pour qu’il te ramène à la raison… »

          « Vous m’emm…. – hurle le loup très en colère-. En d’autres temps j’aurais lancé l’appel à la meute, et cinq, dix, vingt de mes compagnons seraient sortis des fourrés pour un joyeux et féroce banquet à base de grasse biquette, et de jacquet confit en dévotion ! J’en bave d’envie ! Mais ma meute est morte ! Vous les humains vous avez traqué et abattu mes frères, et vous ne tolérez les survivants que faibles, démunis, tremblants, édentés, pour faire d’eux, comme cette chèvre ridicule, des animaux de compagnie… Mais moi, vous ne me domestiquerez jamais. Et gare au loup pour l‘éternité ! » Le loup recule, détale, et disparaît…

          Pierrot souffle… Et un grand rire, un peu nerveux toutefois, s’empare de lui. « Ouf ! On s’est bien fichu de ce pauvre loup, non ? Et quelle belle colère ! Au fait, comment t’appelles-tu, biquette ? ». « Zorah ». « Ah, c’est pour cela que tu parles arabe ? ». « Un peu, oui. Mais je suis née en France, moi, et j’ai tous mes papiers. ». « Et que fais-tu si tard dans la montagne ? » « Je pars au pays de Cham, je rejoins le djihad ! » « QUOI ? » « Tu as bien entendu, oui. Je vais rejoindre mes frères et sœurs en lutte, combattre à leur côté, et j’aspire au martyre… » « Enfer et damnation !-rugit Pierrot en fureur- Et dire que je viens de te l’éviter, moi, ce martyre ! »

          Zorah exécute trois petits bonds espiègles en les accompagnant d’un bêlement ironique. Et puis elle détale et disparaît très vite dans les collines. Pierrot l’entend bêler : « Allahou akbar ! », et une forte odeur de soufre imprègne l’air du soir.

          …

         Et Pierrot se réveille en sursaut… Car, appuyé sur son chêne, il s’était bel et bien endormi ! Il a la bouche sèche, et ressent une sorte de malaise. Bien sûr, il vient de rêver, mais l’odeur de soufre, elle, est bien là, bien réelle. En fait, Pierrot ne le sait pas, mais le lieu où il se trouve est tout proche, à vol d’oiseau, du gisement de gaz de Lacq…Ce qui explique que souvent, vent permettant, l’air puisse sentir le soufre…Il regarde sa montre : déjà 2 heures du matin, il est temps de se rendormir.

          Le sommeil tarde à revenir…Et soudain, Pierrot ne rêve pas, non, il entend bien au loin, mais pas très loin, une chèvre qui bêle désespérément… Il hésite un instant, se redresse, s’interroge, puis se recouche en soupirant : « Que ta volonté soit faite ! »

          Et pour faciliter la venue de ce « paisible et doux sommeil » auquel il aspire, Pierrot compte les chèvres…Tiens, il en manque une ?

          … 

          L’aube est venue.Pierrot a repris sa marche vers Compostelle. Le chemin descend, puis remonte, la végétation s’éclaircit, puis disparaît. Pierrot arrive sur un mamelon coupé par le dentier. C’est tout à fait le paysage dont il a rêvé cette nuit, où chèvre et loup s’affrontaient. L’endroit est désert…

          Non, pas tout à fait, car voilà que des piétinements et bêlements annoncent l’arrivée d’un troupeau. Dieu ! Que la bergère est jolie ! Pierrot, souriant, s’approche, l’air paternel, fredonnant in petto le « Mignonne, allons voir si la rose… » : « Comment t’appelles-tu, jolie bergère ? » . Et soudain s’élève un grognement, presque un grondement, dans le dos de Pierrot ! Son sang se glace, il tourne lentement la tête, et découvre un chien monstrueux qui le fixe en découvrant ses crocs…

          

La bergère intervient : « N’aie pas peur, jacquet. C’est mon berger des Pyrénées, il impressionne à juste titre ! Sais-tu qu’il affronte les ours et les loups ? Mais il ne te fera pas de mal en ma présence. On l’appelle le Patou (1) »

          Pierrot éclate de rire, Patou veille sur lui…

          …

          Quand je vous disais que le pèlerinage est une aventure magique…

 

(1) Ouallahi c’est vrai ! Demandez à Google ! Mais c’est aussi le prénom de Madame Pierrot…                  

Le Patou

 

  Pierrot et Patou

Ils ont inspiré ce conte...