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La Cave à Canet, Louise par procuration.
Chaleur du 6 juin, Serena Williams reine à Rolland-Garros, samedi des dames. La Méditerranée est immobile, bleu de convenance, l'après-midi s'étire. Le soleil est très haut, c'est la journée des dames, dans les prés des campagnes, les enfants oubliés jouent aux jeux rustiques des temps modernes, ils courent à l'ombre des granges et des maisons, vers les rivières cachées derrière les arbres.
Nous partons à Canet, Cynthia, Jeanne, Cathy et moi. La route est en pente jusqu'au rond-point des champions de natation, un bruit d'eau lointain, c'est tout. Moins de fureur qu'à Berlin, où ce soir Barcelone vaincra la Juventus, noir et blanc défait un soir de printemps.
Nous nous arrêtons. Puis nous marchons au milieu des boutiques vacancières en rodage, fermées, ouvertes, il n'y a plus d'heure, huit heures, un peu plus. Bracelets. La vendeuse hésite, compte, rend la monnaie, sourit, c'est samedi, elle ne lève pas les bras au ciel comme Serena, elle met l'argent dans une boîte, comme autrefois un marchand de cadeaux, chiche et inquiet.
Nous marchons, un kilomètre encore dit Cathy. Direction Canet-Sud, aux embranchements multiples, Saint-Cyprien, Rivesaltes, Prades plein est, la montagne dessinée et qui aujourd'hui eut chaud, c'est le samedi des dames.
Nous marchons, c'est l'avant-saison, tout est possible, la page est nouvelle, nous sommes des élèves appliqués, dans dix jours le bac, dans un mois, les deux beaux diplômes. Les écoliers sont chez eux, les champs ont pris la fraîcheur du soir arrivé, mais le jour est toujours là, le solstice se fait pressant.
Pas encore arrivés. La Cave est le nom du restaurant répéré par Cathy, fêté déjà par tous les vacanciers du littoral, surtout ne pas le rater.
Là, à droite, le voilà.
Nous entrons, Cynthia, Jeanne, Cathy, Louise par procuration et moi.
Une table avec vue sur la mer endormie, sans vent. Mer calme disait la météo marine, l'amie en deuil de Monsieur Ferrer, mer calme pour le pêcheur heureux, parti un mois de mai, même pas d'été, les vies sont cruelles et sans pitié pour les passagers inoffensifs, pourquoi ce carnage, pourquoi. Passons à autre chose.
Nous lisons les cartes, menus écrits à la craie blanche sur de petits tableaux noirs.
Assiette espagnole.
Assiette ibérique,
Assiette manchego.
Assiette de thon.
D'autres choses.
Arrive Patricia. C'est elle. Mais elle, elle ne le sait pas. Cynthia et Jeanne ne diront rien, feront comme si. Patricia nous regarde, yeux francs, en mouvement, avenants, qui t'accrochent d'entrée. Tu restes là, tu es bien, Patricia te promet merveilles et plaisirs, elle n'emploie pas les mots nouveaux riches, saveurs, déguster. Non, elle te regarde, te sourit, et toi, tu restes là.
Sangria rouge ou blanche?
Rouge. Quatre fois. Quatre fois la couleur rouge. Vin d'Espagne, vin des corridas, des après-midi caniculaires où le taureau de Linares tua l'enfant Manolete, héros d'un peuple héroïque, héros des femmes brunes au regard noir, aux robes rouges moulées sur les provinces ibériques les plus envoûtantes.
Sangria rouge. Vin d'Espagne. Mais Banyuls du pied des Albères qui donnera la force, la posture, la cambrure des après-midis assommés de chaleur où rien ne bouge.
Il y a longtemps que Serena a déserté le champ de ses exploits. En route pour le vert anglais. C'est une autre histoire.
Patricia revient, intriguée. Tu connais mon nom?
Comment pourrait-elle s'appeler? Patricia, nom témoin des années heureuses, des années insouciantes, légères.
Assiettes ibériques, manchego.
Patricia voyage entre les tables. Toujours un coup d'œil vers nous. Je suis sûre, je vous ai vus quelque part. Mais où? Elle s'approche en souriant. Blonde de France, vraiment, l'Espagne en elle sans doute, à quelques pas de l'orgueilleuse Catalogne, devenue un soir de mai la généralité de mes douleurs, comme Manolete mort un après-midi, sans le savoir.
Je vous ai vus. Où avoir rencontré Patricia, sinon à un mariage campagnard, entre l'église et la soirée, dans le vert des prairies pas encore brûlées par le soleil.
C'est là. Vers Marmande. Patricia vivait à Marmande, auparavant, près de Miramont. Elle se souvient, comme nous, de ce buveur de Garonne, amoureux d'une repasseuse. La repasseuse était blanche, blanche immaculée. Oui, il y a longtemps, dit-elle.
Mais Patricia est perplexe, elle se mord la lèvre. Mais, au mariage de qui? Evelyne bien sûr. Evelyne de Lalinde, sur le Cingle de la Dordogne. Evelyne en été suivait son frère, coureur cycliste toujours perdant, pathétique dans sa campagne. Je vais gagner, un jour je vais gagner. Et il pleurait le dimanche, en se cachant derrière les habitations.
Evelyne, timide, jeune fille à l'ancienne, amoureuse folle d'un je ne sais qui, Evelyne, une dentellière de nos époques.
Nous, nous étions du côté Xavier. Xavier, le mari de Patricia
Xavier qui suivit Patricia, ici à Canet, treize ans déjà, neuf mois par an, le reste de l'année en villégiature endormie dans des endroits secrets. Il ne faut pas décevoir Patricia, il ne faut pas lui faire de peine, un masque définitif tomberait sur elle. Dommage intensif, et sans retour.
Nous avons vécu à Lalinde, les enfants étaient petits, très petits, une autre époque. D'autres dames jouaient les après-midis de Roland-Garros. Ça elle ne le dit pas, Patricia, mais elle le sait.
Vous reprendrez autre chose. Cathy choisit, Louise par procuration et Jeanne se rappellent le marlin de Saint-Pierre, dos à l'Atlantique, un marlin des mers chaudes. Un souvenir de notre famille heureuse, protégé au fond de moi, personne ne le prendra.
Evelyne, devenue notre cousine en quelques instants d'une géante cousinade de plus de cent personnes, est loin maintenant.
Revient Patricia. Et Xavier.
Xavier se souvient du mariage d'Evelyne, Evelyne, la fille de la sœur de sa mère. Il ne dit pas ma cousine, il doit y avoir une raison enfermée dans un secret de famille. Douloureux peut-être. Alors ne pas insister. Ne rien dire.
Écouter Xavier nous parler en parent éloigné, rencontré un soir de quasi-canicule à Canet, station désuète, à la grandeur bien défraîchie, aux immeubles d'un autre âge. Oublier Canet.
Sauf Xavier, qui parle. Revient Patricia. Sourire de femme heureuse soudain. Heureuse de nous avoir retrouvés, heureuse des enfants qui sont presque partis maintenant.
Joris étudie à Rive Gauche. Joris mon héros dit-elle, mon Joris dans ses yeux tout-à-coup rieurs. Jade étudie la même chose. Mais ailleurs. Reste Romain. Romain, un paresseux, dit-elle. Sans y croire, pensé-je, en l'observant bien, en guettant une désapprobation muette de ce qu'elle vient de dire. Elle s'en rend compte et ajoute, Romain est en couple avec Pauline. Elle est tellement soulagée. Elle reprend de l'assurance, repart vite, revient vite. Xavier aussi, qui se souvient bien du mariage maintenant,  Evelyne travaille à l'Education Nationale, c'est vrai, je m'en souviens aussi.
Il est un peu tard. Juin est trompeur pour les heures, ne jamais l'oublier.
Il faut partir. Elle ne sait comment nous retenir. Donne sa carte. À l'abri désormais dans le sac de Cathy, mise au chaud au cas où. Bien sûr nous reviendrons, bien sûr. N'oubliez pas votre nouvelle cousine.
Nous nous embrassons. À regrets.
Cynthia, Jeanne, Cathy, Louise par procuration et moi marchons sur la promenade tiède du bord de mer. Samedi des dames, soir de juin. Un épisode de notre histoire passe, et qui ce soir, me laisse songeur. Oui Patricia est notre cousine.