Je vais revenir

Je vais revenir, c'est sûr!

 

Mardi 26 octobre 1999

     A Villeneuve de Paréage, en Ariège, il existe un chemin, chemin des Ecoliers. En passant, souvent je me penche pour en apercevoir le bout. Il tourne bien vite, cinquante, soixante mètres, j'en vois juste le pavage, à peu près, des cailloux gris au milieu de l'herbe, de la terre sur les côtés, il n'est pas bien large, un mètre cinquante au plus, c'est un chemin pour écoliers piétons. Un jour je m'arrêterai carrément et je marcherai, je t'imaginerai à ma main gauche, ton cartable à ma main droite, nous parlerons du temps qu'il va faire, du repas de midi, de la colonie de copines qui attend, d'un anniversaire à venir. Je te laisserai dans la cour ancienne, j'en aurai reconnu les fenêtres aux pierres taillées blanches. Une attente de quelques instants, et puis un regard vague, voilà, au revoir, comme toujours un petit chagrin, personne ne le sait, une descente, le chemin des Ecoliers de Villeneuve de Paréage, lui, est plat. Il est un peu plus de huit heures et demie, ce voyage a commencé à huit heures dix.

     A huit heures dix nous sommes partis, nous avons laissé les fleurs sur notre gauche, les jardinières aux fenêtres, ça fait joli village, la tache rouge sur les maisons, ça encourage, tiens l vent vient du Sud, il fera chaud, qui sait si nous verrons Louis.

     Nous prenons le premier virage, nous laissons la grande vallée à notre droite, à cause es brumes, on n'en devine pas tous les contours, mais je te le dis, il y a d'abord la nationale, l'autoroute, le fleuve, la voie ferrée, une autre route, encore quelque kilomètres et puis ça remonte doucement. Tous les mouvements que nous rencontrons sur notre chemin de l'Ecole y aboutissent d'une façon ou d'une autre. J'aimerais t'expliquer comment, mais c'est trop tard pour moi, j'ai pas tout compris.

     Maintenant, nous tournons le dos à la vallée, nous montons cette route en zig-zag vers ce village qui ressemble à la ville de Lugano. Je me suis toujours imaginé cet air de parenté, je ne suis pourtant jamais allé à Lugano, mais je crois que le revêtement des rues est très foncé, que les maisons y sont plutôt claires, qu'il y a des taches rouges aux fenêtres, et que l'été, on doit y manger des glaces à la vanille, la ressemblance est donc bien frappante.

     La table de sept est perfide, nous la récitons, mais rien ne nous vient en aide pour nous simplifier le travail de mémoire, aucune méthode bien connue, et c'est ainsi que laborieusement nous arrivons  au croisement. J'ai toujours eu peur de ce croisement d'autoroutes, de la gauche arrivent de gros camions semi-remorques qui toute la nuit ont traversé le Sud. Ils viennent des raffineries géantes du littoral. Ils iront vers l'Ouest, le Nord, mais ils traversent ici le chemin de l'Ecole. Je ne devine pas les chauffeurs, ou alors parfois quelques-uns avec leurs lunettes-miroirs qui précèdent d'une ou deux secondes les remorques d'acier brillant, on y voit dedans la voiture toute déformée, nous en rions parfois tous les deux. Il doit bien y avoir sur le littoral une dizaine de raffineries géantes. Si toutes ressemblent à ces camions, lorsque le soleil les frappe, toute la côte doit être aveuglée, tu vois, je te le dis, toi et moi aimons l'été, l'été sous toutes ses formes, même celui des raffineries.

    Au croisement nous tournons à droite, la route n'est pas très droite, mais tu sais bien que c'est le plus court chemin, plus de deux fois nous en avons fait la démonstration, la première fois avec les jumelles,la deuxième fois avec Gabrielle. Et puis c'est une route instructive, l'Ouest en pleine face, presque une vue sur l'Atlantique. Si tout est bleu, parfait, jeux dans la cour, promenades libres, conversation au milieu des arbres, observation, aujourd'hui observation de l'automne, confection de paniers saisonniers, climat immuable, le même que dans la cour rectangulaire, où il n'y avait probablement que des marronniers car les autres arbres n'existent pas. Mais si par malheur l'Ouest est plein de gros nuages bruns, aux hostiles formes arrondies,gros nuages sûrs d'eux, qui ont voyagé toute la nuit, les feuilles seront collées au sol par la pluie, le vent fera voler les récalcitrantes, pour mieux les immobiliser sur un coin d'asphalte, les enfants sortiront leurs capes brunes et la seule promenade sera de l'Ecole au Presbytère pour la leçon de catéchisme.

     Tu es anxieuse souvent et notre impatience d'apercevoir ce ciel est telle que quelques fois nous avons crié de joie devant un ciel bleu ou même un ciel faiblement nuageux mais néanmoins amical.

     Rassurés, nous poursuivons. Tu te souviens de la construction du transformateur, j'ai mis des mois à comprendre de quoi il s'agissait. Si j'avais réfléchi, je te l'aurais dit bien plus tôt, non, je répondais évasivement, banalement, faussement même, de manière inquiétante une fois. Je m'étais imaginé la construction d'un orphelinat, cette idée m'était venue à cause de la proximité du couvent des Soeurs de la Visitation. Dans mon esprit, les Saintes Femmes, pour soulager nos peines terrestres, s'étaient inventé ce sacerdoce. Alors tous les deux, nous avions échafaudé des plans, nous étions pendant plusieurs semaines devenus les architectes de l'orphelinat. Nous pensions bien sûr que la Mère Supérieure ferait la classe aux plus petits, mais qu'un abbé viendrait faire la classe aux plus grands. Nous riions même, parce qu'il ferait aussi le sport et que tu étais curieuse de voir un abbé en soutane jouer au football. Les orphelins portent toujous un béret, je t'avais convaincue de ce détail vestimentaire, tellement je l'étais moi-même. Jusqu'au jour où tu m'as demandé

            -     Papa, c'est quoi un orphelin?

     Je suis resté muet, j'ai pas bougé, j'ai regardé à droite, à gauche, misérable que j'avais été, inconscient de tes sept ans.

           -     C'est rien, ma Lou, il n'y a que les garçons qui peuvent être orphelins.

     Et puis c'est un transformateur qu'ils ont construit, les Soeurs de la Visitation sont devenues voisines d'une ligne de soixante mille volts, elles en acceptèrent l'augure comme leur entrée au ving et unième siècle, de leur jardin, elles entraient en marchant dans ce siècle nouveau.

     Plus tard sont venues s'installer de gigantesques antennes paraboliques utilisées à guider les sous-marins de la Royale.

     Le chemin de l'Ecole dvenait bien ordonné, les sous-marins de la Royale étaient aussi bien guidés par les antennes paraboliques que par Notre-Dame. Nous étions sûrs, toi et moi, que rarement nous entendrions parler de disparitions au fond des Océans.

     A partir de ce moment-là, l'enseigne suivant "Consultant Engineering and Co, LtD" nous est apparue désuète. Jamais je n'avais pu te répondre sur ce que cela représentait, je m'étais perdu en conjectures en traduisant tous les mots, et puis j'avais fini par te dire

            -     C'est quelque chose d'anglais ou d'américain, voilà.

     Finalement, après l'achèvement du transformateur, nous avions conclu qu'il devait s'agir d'une graineterie en gros, ou bien d'une quincaillerie, avec surtout toutes sortes de clous. La région s'y prêtait, quand tu as peur du loup la nuit, mets des clous dans un seau à la porte, tu feras fuir le loup. Voilà donc un commerce qui se révélait bien utile.

     Après la quincaillerie ce matin-là, la route était barrée. J'aurais dû m'en douter, quelque chose d'anormal m'était apparu, que je n'identifiais pas. Depuis le virage après la vue sur la grande vallée, un nombre trop important d'avions gros porteurs passaient du Sud-Est au Nord-Ouest. Certains avaient un aspect inhabituel, c'étaient, je crois, ceux d'une armée d'intervention, je les reconnaissais à leurs quatremoteurs à hélices, je cherchais ce qui était écrit dessus, mais impossible de voir.

          -     Lis, toi, ma Lou! Peut-être ainsi saurons-nous pourquoi la route est barrée.

     Une longue file de voitures stationnait, et là-haut l'armada volait toujours et convergeait vers le même point.

          -     Si nous en profitions pour réviser encore une fois la table de sept?

     Le coeur n'y était plus, nous voulions savoir ce qui se passait et si la situation n'avoluait pas, sûr, nous arriverions en retard à l'Ecole.

     Jamais je ne te l'ai dit, mais moi aussi j'ai un peu peur de la maîtresse et de ses reproches.

          -   Pour être à l'heure, il faut partir plus tôt ou moins faire l'école buissonnière en chemin.

     Un Hercule C130 s'est posé ans la plaine. Nous avons commencé à avancer lentement, ouf, nous sommes arrivés à hauteur de l'hôtel Maricarmen, allons, ma Lou, tout n'est pas perdu.

     Nous avons alors passé la cause du ralentissement. A une heure du matin, un homme handicapé , un boîteux nous a-t-on dit, qui circulait sur un triporteur, a été attaqué par des gens d'en bas, ils l'ont d'abord arrêté, ils lui ont confisqué son triporteur. Ils se sont servis de ce dernier pour faire un barrage. Ils protestaient contre les habitants de la colline. Les gens de la colline au petit matin, vers cinq-six heures, ont fait appel à une armée d'intervention et étaient donc ainsi élucidées les raisons de notre ralentissement.

     Ma Lou était un peu irritée.

          -     Je te le promets, je n'y suis pour rien.

     Nous sommes alors vite passés devant la maison de la repasseuse (ving francs le kilo de linge, travail soigné), il nous restait quatre minutes avant la cloche de huit heures et demie.

          -      Ma Lou, c'est bon .

     J'appréhende toujours la grande courbe en descente, un jour à la sortie de cette courbe, un embouteillage monstre s'était crée, car une personne avait signalé la présence du couturier Kenzo dans l'hôtel Bahia Thunder qui avec désinvolture est juste à l'intérieur de la courbe. Nous nous étions légèrement déportés, à ne pas recommencer, m'étais-je promis avec agacement.

    Lorsque la route remonte, nous le guettons. Nous l'espérons, nous l'attendons comme le garant de l'ordre suprême des choses. Il tourne compulsif sur son vélo, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il nous attend, mais certains matins, il lit dans mon regard, dans celui de ma Lou aussi peut-être, une infinie reconnaissance, la gratitude d'exister, l'éternité de nos vies, Louis est là qui tourne, qui tourne, de la route au cimetière, inlassablement, chaque jour avec hargne, avec conviction. Il demande réparation, Louis.

     Sa femme est morte en 1994, emportée par il ne sait plus quoi, mais emportée, ça, il en est sûr, il a dit je veux pas jusqu'au bout, il a crié son malheur, il a promis à la Vierge d'aller à Lourdes chaque semaine sur son vélo, il a promis à jésus de lui construire une chapelle, il a hurlé ce matin-là. Rien n'y a fait, Jesus lui a-t-il répondu? Il ne le croit pas, de toute faàon, il lui a crié à la Croix.

          -     Quoi que tu dises, tu ne m'intéresses plus. Le Réssuscité des Morts, moi, c'est pas celui-ci que j'aurais choisi!

     Depuis, il tourne,il tourne et ma Lou et moi, chaque matin l'encourageons. Parfois quand les gros porteurs ne sont pas trop bas, nous lui envoyons un ohé qui résonne jusqu'aux premières tombes.

     Après, nous restent deux virages et un rond-point, il est un peu plus de huit heures et demie. La maîtresse est encore dans la cour, vite, donne-moi la main, serre-moi fort petite main, aggrippe-toi bien, c'est moi qui manque de courage aujourd'hui, je suis un peu perdu dans ce va-et-vient.

     Petite main forte, à ce soir!